E. du Perron
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Louis Duboux en Elisabeth Ogi-Duboux

Pisa, 21 mei 1923

Pise, 21 Mai 1923.

Chère Madame et Monsieur,

Avant tout laissez-moi vous remercier encore pour les si agréables jours passés à Lausanne et exousez-moi d'avoir tant tardé à vous écrire. C'est que nous avons été jusqu’ à avant-hier continuellement en voyage et qu'une chambre d'hôtel (avec ses tables en général peu solides) invite si peu à prendre la plume. Aussi je vous écris à la table de fer du café Savoia; cette table se trouve dans un jardin qui, le soir, est éclairé par des lampes portatives dont les abat-jours sont couverts par des étoffes colorées qui tombent en pointes: on dirait un peu des drapeaux faits de vieilles jupes. Chaque jour Jacques et moi nous nous installons ici, au beau milieu d'une société bien italienne avec des femmes qui - à nos yeux très-bienveillants - paraissent très-jolies et avec des hommes aux visages caractéristiques. La plupart des vieux messieurs sont portés à ressembler à des grands hommes: on reconnaît facilement plusieurs fois par jour les faces, profils et trois-quarts de M.M. Renan, Victorien Sardou, etc. - voire même de MM. Victor Hugo et Dante Alighieri. Pourtant ce ne sont que des antiquaires - tout au plus; quoique tout le monde en Italie est (je crois) fervent politicien. Les jeunes gens, si leur chevelure ne prend pas la forme papoue, ont les silhouettes des héros de Byron, et quelque chose de fougueux et restreint en même temps, un amalgame de vêtements tout dernier cri et de mentalités dernier siècle. Peut-être faut-il définir les Jeunes-Italie comme des garçons-coiffeurs capables de mourir sur les barricades. Je crois que c'est un peu cela.

Depuis trois jours - Jacques vous a envoyé le soir de notre arriveé une carte postale, écrite toujours dans ce même jardin - nous sommes à Pise: ville bien plus sympathique que Florence, au point de vue ville, mais bien bien plus pauvre au point de vue art. Ce n'est pas dans le Museo Civico de Pise qu'on se pâmerait devant la peinture italienne; quant aux fresques tant renommés de Benezzo Gozzoli au Campo Santo que nous avons - oh! nos pauvres cuisses et mollets! - regardés aujourd'hui, cela ne nous a guère enthousiasmés. Nous avons été bien contents de retrouver après cela notre jardin, du thé et de la bière. Devant ces fresques poussièreuses, marchant au-dessus d'une poussière funèbre d'ailleurs, même le tableau de l'Ivresse de Noé ne nous a inspiré que de la soif. C'est peut-être que nous n'avons pas le fond assez religieux. Et pourtant....

J'espère que de votre côté, vous, Monsieur et Madame, jouissez maintenant du beau temps Lausannois. Je vous vois prenant le repas sur le balcon avec devant vous Evian en couleurs de pastel - malgré la dorure du soleil! C'est beau mais au point de vue beauté de décor Pise aussi est unique. Ici davantage de couleurs de pastel et le soir, à notre fenêtre, nous laissons flotter nos regards sur l'Arno, le plus indolemment possible, tandis qu'au dessous de nous, dans le café d'à côté, un orchestre bien italien, bien langoureux donc, nous poursuit de ses mélodies, jusque dans nos lits où sautent - bien en contraste avec ce rythme berceur - où sautent allègrement les puces. - Monsieur et Madame, après cette description épique je demande la permission de me retirer. Veuillez faire mes amitiés à Madame et Monsieur Werner et croyez-moi bien respectueusement à vous

Eddy du Perron

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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