E. du Perron
aan
Oscar Duboux
Monte Brè, 12 augustus 1924
Kurhaus Monte Brè
12 Août
Mon cher Jacques,
Ta lettre vient de m'arriver et ta constatation froide du commencement m'a assez amusé. Pourtant je t'avais écrit une lettre, et même assez longue, lorsque je m'ennuyais un soir dans ma chambre à l'hôtel Walter; seulement cette lettre, relue le lendemain, m'a paru (à l'encontre de ma meilleure volonté) tellement pédante - ne devient-on pas toujours pédant dès qu'on essaie d'expliquer quelque chose? - que je n'ai pas su trouver mieux que de la déchirer. J'ai bien senti que, pendant les derniers moments de mon séjour à K., tu couvais pour moi des sentiments pleins de - comment dirai-je? - ‘pénombre’; mais je me suis dit que cette couleur devrait être passagère. En ce moment je ne serais que trop content de t'avoir ici; nous y ‘retrouverions’. à K. d'ailleurs c'étaient surtout la différence de nos méthodes qui nous gênait; la question (assez puérile, ma foi) d'aimer bien ou d'aimer mal! Tu devrais relire ce charmant petit roman qu'est ‘le Vagabond Sentimental’. Tu y trouveras - page x - ‘qu'il n'est pas, en amour, de théories ni de principes, car tout y est relatif à chaque homme, à chaque femme, et à chaque homme avec chaque femme.’ Je connaissais cette vérité de la Palisse; n'empêche que je t'en ai voulu de paraître t'imaginer que, pour être ‘heureux’ deux êtres doivent se ressembler. Seigneur, quelle erreur fût la vôtre! Avouez-le et ma bénédiction ne saurait que se répandre sur ta personne en douce pluie de violettes.
Autre histoire: si tu continues à pondre (remarque que je t'emprunte le mot) des aquarelles, moi j'ai commencé à un nouveau récit que j'ai baptisé Claudia. J'en ai déjà terminé 12 ‘chapitres’ et me sens plein de courage pour entamer les 6 qui doivent suivre. Ai-je besoin d'insister sur le genre de mes personnages? Il va sans dire - dirait Julia - qu'ils sont des ‘navets’. Alors tant pis. Je fuis les allemands, dont je suis entouré, et étendu sur ma chaise-longue, sur mon balcon, j'écoute Duco Perkens me conter cette petite histoire. Cependant il me laisse le loisir de me livrer deux fois par jour aux caresses du blond soleil - n'est-ce pas que je suis tout à fait ‘poétique’ aujourd'hui? -, de descendre à Lugano, d'y manger des glâces et d'imiter vaguement un ‘tir’ avec des imitations de mauvais fusils, à une petite foire champêtre à Cassarate - non loin du funiculaire.
Voici à peu près ma vie actuelle. Je me trouve affreusement (!) et pourtant volontiers seul. Aussi accueillerai-je ton ami Jaton avec un très-vif plaisir. J'aime en général les hommes dont j'ai entendu dire du mal.* Du reste, ne m'as-tu pas dit qu'il est beau; élégant; spirituel; qu'il est egoïste et qu'il a de la race? On se contenterait de moins. Je me serais contenté de son seul nom qui me rappelle le brigadier de Gustave Nadaud et la Toison d'Or. Si sa présence à Lugano n'est pas réclamée par une plus douce, plus absorbante, compagnie, je l'inviterais volontiers à déjeûner. Ça m'est égal que ce soit au sommet du Monte Brè ou chez Huguenin à Lugano, pourvu que je me sente un peu soustrait à mon ambiance ‘journalière.’ En somme, je suis assez enclin d'envisager ton ami un peu comme un sauveteur. Donc, donne-lui mon adresse s'il te plaît; je ne demande pas mieux.
Ne m'envoie pas tes aquarelles ici. Je les abimerais en voyage et ne saurais pas faire un choix. Avant de retourner en Belgique je viendrai certainement te trouver. Cela ne dépend pas tout à fait de moi; j'en suis néanmoins persuadé. Au revoir mon vieux Jacques, à un revoir plus..... uni! En attendant, si je te dois un conseil d'ami, ne t'abimes pas, toi, auprès de la culture (sans doute très-étonnante) de Dutoit et consorts. Tu vaux mieux que cela, et si tu en doutes à présent, dans quelques mois peut-être tu me donneras raison. Je te serre affectueusement la main; veuille présenter mon respectueux souvenir à Mesdemoiselles Carmen et Violette. Ainsi qu'à Madame leur mère. Bien ton
Ed.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum