E. du Perron
aan
Evelyn Blackett

Gistoux, [oktober 1929]

Gistoux, vendredi soir.

Chère,

J'ai relu votre lettre; mais comment faire pour me placer ‘impersonally’ en face de cela? De tous les efforts, vous me demandez celui dont je ne suis pas capable, parce qu'il va trop contre toute ma nature. Même si votre lettre avait été de la littérature, c'est ‘personally’ que je vous aurais... admirée. And for heaven's sake ne me laissez pas croire que c'était de la littérature, que votre jeunesse et votre spontanéité, que ce courage de se risquer ne serait que la débauche (the orgy) d'une femme savante qui traduit tout son tempérament en encre, rien d'autre! Si vous étiez ainsi, cela me ferait une réelle peine

Je vous écris ceci dans la nuit: je suis rentré asssez tard de Bruxelles. Pas moyen d'avoir des renseignements au bureau de voyage: la princesse Marie-José s'est fiancée avec le prince Umberto et le prince Umberto vient d'échapper glorieusement (et avec le sourire) à un attentat HORRIBLE, fait par un étudiant de 21 ans (un pauvre garçon, bien sûr, qui au dernier moment a tiré en l'air) - et tout Bruxelles se trouvait entassé sur la Grand'Place pour voir les chers fiancés au sein de leur famille (au balcon). Du moins, je vous ai trouvé les bouquins. Pas encore celui de Mme Gevers, les bouquinistes ont l'air ahuri quand on le leur demande .... Bon, je suis rentré tard - et voyez ce que vos lettres m'ont fait: pendant ce retour, pendant que j'étais assis à côté de mon chauffeur et que nous traversions la Forêt de Soignes et l'obscurité, mais en toute vitesse, je ne pensais qu'à vous; je m'imaginais être sur une route pareille en Angleterre, accourant vers vous; je n'aurais pas été étonné si je vous avais rencontrée à l'endroit le plus désert. ‘Drôle’ aussi, cela, car moi non plus je ne connais que vos lettres - et j'ai TRENTE(!) ans. Ce chauffeur - qui n'avait pas mangé - faisait courir la voiture en toute vitesse sur la route qui était noire et mouillée; il y avait à gauche et à droite de nous deux larges bandes de feuilles mortes, éclairées par les phares, et rien que les troncs des arbres - et je crois, je suis sûr, que si à un certain moment nous nous étions jetés contre un de ces troncs et écrasés complètement, ma dernière pensée aurait été: Eveline.

... Puis, en rentrant, j'ai trouvé une nouvelle lettre de vous. où vous me parlez d'un tas de choses... spirituelles.

Je la rouvre maintenant. Il ne sera pas dit que j'aie négligé une seule de ches choses qui ont l'air de vous intéresser. Nous sommes si forts, nous autres du XXe: on referme son c‘ur et on ouvre la boîte à intelligence comme si rien n'était. Excellent entraînement.

Bon. Je trouve avant tout l'édition Rossetti. Elle peut attendre, je verrai bien en Angleterre. Puis, Wolfe. Je le relirai et nous reparlerons.

Le poème Sea-Harmony. De cela je vous parlerai demain. J'ai l'impression que c'est beaucoup mieux ainsi, mais je vais comparer les deux versions.

Conrad: c'est un peu un capitaine-au-long-cours, mais qui a su rendre un atmosphère riche et qui n'est qu'à lui. On lui pardonne ses longueurs, ses trucs, ses figures de femmes impossibles. pour son atmosphère, son courage et sa force, enfin, c'est un homme. Dans ce que je connais de lui - 6 à 7 livres - c'est Lord Jim que je préfère, comme vous; mais il y a aussi un conte, fait de souvenirs du Congo, qui est fascinant; et que vous devrez lire si vous ne le connaissez‘pas, c'est Heart of Darkness. (Ça se trouve ds le vol. Youth.) Je vous reparlerai de Conrad aussi - une autre fois.

Maintenant, il y une chose charmante: vos scrupules concernant ces deux changements dans votre traduction! ‘I didn't think you would mind’. - Really? - D'abord, je crois ce que vous avez fait est excellent, mais vous auriez refait le tout, que je vous aurais approuvée, chère. Croyez-vous un seul moment que j'aimerais ‘traiter’ de cela avec vous? Faites absolument et toujours ce qui bon vous semble avec mes écrits; je vous le dis une fois pour toutes. Si nous sommes amis, je vous dois cela; je ne voudrais pas que ce soit autrement qu'ainsi. Je trouverais horrible de devoir jouer avec vous au ‘littérateur’; vous êtes ma charmante amie savante, à qui je fais entièrement confiance. La seule chose qui importe, entre vous et moi, doit être: Comment trouvez‘vous cela?

Les essays de Bacon - d'abord, je pense que je préfèrerais Bacon à Montaigne, mais je ne les connais qu'assez peu tous deux. Je lirai les Essays au complet; au point de vue style c'est beaucoup plus serré que M., il me semble. En tout cas, la citation que vous m'envoyez est superbe. C'est mot pour mot excellent; je vous remercie de m'avoir envoyé cela, je vous remercie surtout parce que je sais dans quel esprit vous l'avez fait et parce que vous n'auriez pas pu trouver mieux. J'aime ce choix parce qu'il est de vous pour moi; et parce qu'il est comme la suite de ce que vous me disiez dans la lettre précédente, celle de ce matin. Mais entre la sagesse de Bacon et vous - vous ne pensez pas que je puisse hésiter, non? Si je devais mourir demain, je préfèrerais que vous soyez là, Eveline; je préfèrerais votre main sur mes cheveux. Et je ‘crois que vous avez raison; qu'alors, I wouldn't mind. - Viendriez-vous, vraiment. si, devant mourir demain, je vous faisais appeler?

(Je vous fais cette question un peu en raillant, mais - voilà encore qui est ‘drôle’ avec un fond très sérieux.)

Autre chose: je ne comprends pas comme je le voudrais, ce que vous me dites sur votre avenir. Qu'est-ce qu'un fellow exactement? Qq. chose comme un licencié en France (un ‘doctorandus’ en Hollande)*? Quel est le travail exact que vous devez faire si vous obtenez cette place de fellow à Durham? Donner des cours? ? - Qu'appelez-vous ‘a job’? et surtout en Chine? en Egypte? Quelles ‘possibilités’ y voyez-vous? Parlez-moi longuement de tout cela. J'aimerais pouvoir - sinon vous conseiller - du moins vous suivre. Vous devez encore me raconter beaucoup de choses sur vous, chère, même si nous ne serons jamais que des amis. Et ces liens qui vous importent peu mais que pour le ‘franc jeu’ (le fair play) vous respectez? le ‘franc jeu’ est très bien et le sacrifice aussi, mais dans une certaine mesure; il ne faut pas aller trop loin. J'ai l'impression d'avoir vieilli de 10 ans pour trop avoir compté avec ce genre de ‘franc jeu’ dont vous parlez. Il n'y a peut-être rien de si difficile que de distinguer où l'on n'a été qu'un bas-égoïste, et où l'on se devait de ne tenir compte qu'avec soi. Cette mort de mon père a pour moi embrouillé plusieurs choses; - je ne puis juger de votre situation, mais je voudrais vous dire qu'il ne faut jamais se laisser gâter la vie par une pitié déplacée pour quelques ‘autres’; on ne vit qu'une fois (comme le disaient si bien tous ces vieux bonshommes), on devient vieux avant de le savoir. Je vous parle comme si vouis étiez moi(!) C'est peut-être ridicule. Si vous le trouvez ainsi, il faut pardonner à mon amitié, chère, il faut vous dire: ‘Il raisonne un peu lâchement, il est un peu British aussi, mais enfin, il me veut du bien à sa façon.’

Entre parenthèses, savez-vous que les italiens disent rarement: ‘Ti amo’ (Je t'aime), parce qu'ils trouvent cela livresque, mais qu'ils disent: ‘Ti voglio bene’ (Je te veux du bien)? ou: ‘Ti voglio tanto bene’ (Je te veux tant de bien)! - Gentil, çà.

Ce soir je me sens seul à mon tour - parce que vous n'êtes pas là. Vous m'avez gâté, c'est de votre faute peut-être. J'ai l'impression que ce serait terrible si vous deviez me manquer, si vous pouviez ne pas être là à l'heure de ma mort. (C'est pourtant probable!) Dites que, quoi qu'il arrive, pour longtemps à venir vous serez mon amie, que vous resterez dans une certaine mesure la grande Amie Inconnue qu'on appelle à l'heure de la mort. Si on m'avait dit, il y a 6 mois, que cette Amie-là prendrait la figure d'une jeune fille d'Oxford, j'aurais pouffé de rire. En ce moment j'admets - j'ai la folie de croire que c'est ainsi, que cette Amie est anglaise (with a good streak of Celtish blood in her veins), qu'elle a 22 ans, qu'elle s'appelle Eveline.

Cela est... on ne peut plus fantastique; mais c'est bon de croire aux choses impossibles: de temps en temps; rarement; - cette nuit je ne me défendrai pas d'y croire. Vous non plus, n'est-ce pas? Il sera bientôt temps de se reprendre, de redevenir un petit gros monsieur raisonneur - et marié.

La plume s'arrête. Bonsoir

Samedi.

Je ne vous enverrai pas cette lettre; j'attendrai d'abord ce que vous me direz. Je vous l'enverrai de toute façon, mais après y avoir ajouté des choses, en réponse à celles que vous me direz. Oh! j'ai un juste sens de l'administration! ...

Maintenant, parlons de Sea-Harmony. Dans votre dernière version c'est très bien. J'ai comparé les 2 versions et la différence est grande. Les deux premières lignes étaient en effet à conserver telle quelles. Dans les lignes suivantes les rimes de la nouvelle version donnent beaucoup plus de relief à l'énumération des choses-à-chanter, quoique la lere version non plus n'était pas mauvaise. (Je le vois mieux maintenant.) Mais il ne faut pas abuser de l'effet des mots tout à fait séparés: And - Wait. Pourquoi pas: Pour in - And wait. Surtout parce que, quelques lignes plus loin, vous avez besoin d'un effet pareil. - Je n'aime pas beaucoup: My song will not be sung; cela me fait penser à Whitman, et pourquoi cet aveu catégorique de faiblesse? Peut-être ce serait déjà mieux si vs mettiez: ‘This song will not be sung’. (?) - J'oubliais de vous dire que dans: Somehow - Fail, l'espace entre les mots (les silences qui contribuent à former la poésie) me paraissent très bien; là, il faut que ce soit comme çà. - Le reste est bien, et surtout avec les rimes; surtout la phrase finale: and quiver on the lips of another me, qui, au point de vue pensée (je ne puis juger de la langue), vaut dix fois: of some other poet.

Une chose encore, où je puis me tromper, parce que tout dépend de la prononciation: mais il me semble que dans la ligne: And rising up with a magnificent cry vous feriez mieux en remplaçant le mot magnificent (qui d'ailleurs est un peu vague) par un mot soit de deux syllabes, soit de trois. Un mot de 2 syllabes, il me semble, donnerait beaucoup de relief au mot rising, au commencement de la phrase: And, ri-sing up, etc. Essayez et dites-moi si je me suis trompé.**

- Pendant que je vous écris ceci, un petit orgue a pénétré dans notre ‘domaine’: un petit orgue tiré par un âne, qui se met â jouer des airs de boîte-à-musique, enfantins et touchants (l'orgue, pas l'âne).

Combien de poésies avez-vous fait en tout? ‘Lots’? Vous devriez faire un petit recueil manuscrit de celles que vous preferez et m'envoyer le tout en une fois. Il y a peut-être bien moyen de les faire imprimer en quelques exemplaires en Belgique. Ou pensez-vous attendre et les réunir plus tard dans un gros volume sérieux? Combien avez-vous fait de votre roman Here, sirs, find music? Je pense que vous avez trop de tempérament pour faire beaucoup de poésies; vous devez écrire avec une facilité très grande, et, pour le ton du moins, je puis vous assurer que ce que vous écrivez est très vivant et direct: - ce qui pour moi vaut les plus admirables arabesques esthétiques. Mais ne vous cachez pas que pour faire un bon roman, avec des personnages vivants, vous êtes très jeune. Par contre vous êtes ‘British’. c.à.d. qu'à ce point de vue-là vous devez disposer de moyens naturels bien plus grands que si vous étiez française. Le roman français, même chez un bonhomme comme Gide, est avant tout intelligent, le roman anglais, même quand il est assez bête, a facilement plus d'atmosphère. (C'est ce que je voulais dire, lorsque je vous disais qu'au point de vue ‘moyens’ Le Grand Meaulnes pouvait être un roman anglais.) Moi pour ma part, je sais que très-probablement, je n'arriverai jamais à créer l'atmosphère; cette chose que Holst demande avant tout à un roman. Il m'a dit - et je crois que c'est juste - que mes personnages vivent, mais ne sont toujours qu'en 2 dimensions, et qu'un conte à moi lui fait toujours penser aux dessins animés qu'on voit au cinéma.

Je tâche de me corriger, mais c'est difficile. Le choix et le mouvement des personnages m'emballe toujours à un tel point que je ne trouve pas le temps de m'occuper du décor. - Voulez‘vous que nous écrivions ensemble un roman en lettres? (qui seraient Les Liaisons Dangereuses de notre siècle!) Du train où nous y allons, nous aurions bientôt un volume de 300 pages. - Et nos personnages seraient passablement modernes: le petit gros monsieur marié et la charmante jeune fille savante; et nous pourrions nous appliquer à ne pas mettre un seul baiser dans ce roman! - M. Huxley serait furieux et tourmenté, car il ne saurait plus que penser d'une vertu à ce point monstrueuse et d'une naïveté cynique à ce point (?). Nous pourrions appeler cela: Les Cerveaux Amoureux (Brains in Love); ce ne serait pas bien, dear?

Je cesse ce bavardage, qui vous devez un peu à l'orgue, ou à l'âne, ou à tous les deux. - Je vais un peu tirer au pistolet dans le jardin: c'est un des amusements de Gistoux. Si je casse cinq bouteilles coup sur coup, j'aurai mérité un... ‘a hug’ en Angleterre; les Dieux me devront cela!***

* * *

Aujourd'hui rien de vous (mais c'est dimanche. Je reprendrai donc votre dernière lettre, et l'avant-dernière, pour

voir s'il me reste à répondre à quelque question.

Dans la dernière il y a encore votre tristesse, causée par deux ‘rotten lectures’. Comment vous consoler? De mon point de vue, votre plus ‘rotten’ conférence est encore beaucoup trop bien pour ces gens qui vous écoutent. Mais je n'ai pas votre désir de vous dévouer (à la multitude)****. Je pense souvent si je ne finirai pas de me faire imprimer en 30 exemplaires, rien que pour les amis et quelques autres. Le ‘happy few’ de Stendhal me séduit beaucoup!

Dans l'avant-dernière: ah! les photos! Beau sujet entre ‘inconnus’. Dans le pardessus de Holst je suis ‘quite handsome’ vous trouvez? Je vous ai dit que c'était la faute au pardessus. D'abord, j'ai l'air d'avoir 1 M.80. En vérité, je ne suis non seulement plus petit, mais plus tassé, les épaules plus trapus, et assez ronds! Et j'allais vous dire que je n'ai heureusement pas cette expression ‘keen’ et américaine. Mais je crois que depuis quelque temps je l'ai assez souvent. Ma mère me dit que mon expression a changé, et j'ai peur que c'est vrai: j'ai les yeux plus enfoncés, plus étroits et plus durs - ou plus méchants. La photo que vs préférez, celle avec Oscar et le prof. suisse, est de 1925; elle est assez ressemblante tout de même: le bas du visage est devenu un peu plus lourd, mais quand j'ai cette expression-là, je crois que vous ‘me’ retrouverez sans peine.

Vos sept fiancés: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 passons! Si vous le voulez, vous me parlerez d'eux. Entre 18 et 22 ans, sept fiancés, cela fait - Eveline! - deux fiancés par an! (Je mentirais si je vous disais que j'aime beaucoup cela.) - Je croyais qu'il n'y avait que les ‘stars’ du cinéma pour battre de tels records? Enfin... Il y aura bien un huitième, un jour.

Trois réponses - puis: votre peur. Je vous ai répondu à cela; n'en parlons plus. Et pourtant, quand vs me dites: ‘You understand, oh, don't you?’ je me demande si j'ai bien ‘understood’. De quoi aviez-vous peur exactement? Being very broad-minded myself, vous pouvez y aller carrément. Que j'étais un ‘inverti’? La seule pensée d'un homme me faisant une caresse me donne la chair de poule! j'ai eu des ‘amis’ invertis; par instinct sans doute ils ne m'ont jamais fait la moindre avance. 'Some kinds of ‘saleté’ I forgive freely, but others I detest and abominate. Ai-je bien deviné? - Je me souviens aussi de votre horreur à l'égard des ‘maisons publiques’ en France. Oh! après la ‘Muse et la Madone’, en '23- '24, j'en ai fréquenté; mais tout de même rarement. Ce qui est drôle c'est que je ne suis jamais arrivé à me donner cette sensation d'avilissement, que Tolstoi p. ex. se reproche toujours, et dont beaucoup d'hommes souffrent. Je n'ai trouvé ces saletés toujours que bien superficelles, you know, et ces femmes surtout pitoyables. Elles sont bêtes, elles sont le plus souvent laides, elles ont si peu d'âme! Quand on leur parle, c'est comme si on parlait avec des petites filles qui auraient le sens des affaires. ‘Le bisnèze, quoi’? - c'est comme çà qu'elles disent, depuis les américains. Au point de vue érotique, pour quelqu'un qui se distingue un peu de l'animal, elles n'existent pas: la première chose en érotisme (je vous parle ‘scientifiquement’) étant le plaisir qu'on procure en échange de celui qu'on obtient. Pour un homme un peu fin, il me semble, une femme immunisée au plaisir cesse d'être une femme. C'est pourquoi les ‘maisons publiques’, dont vous avez l'horreur, seraient - même si les femmes y étaient fraîches et belles - une chose bien piteuse, au point de vue érotique; et quant au ‘vices sécrets’, ce sont des vices bien bon-marché qu'on pourrait trouver là.*****

S'il y a des choses que vous voulez toujours savoir, allez-y sans rougir; non seulement je n'ai rien à vous cacher, mais je trouverais stupide si nous n'osions pas aborder ce sujet‘là. Je relis cette phrase que vous avez couragement écrite: ‘for instance one confessed to be a masturbator’ - le gros mot! et le pauvre homme. n'est-ce pas? Ou peut-être le riche homme; c'était peut-être, dans son genre, un poète?... Drôle d'idée tout de même de venir vous confesser cela! - Voilâ une chose qui m'intéresse beaucoup: j'aurais voulu voir votre visage, vos yeux, votre expression, pendant qu'il vous racontait cela. Voilà un vice à moi, chère, mais il n'est pas sans humour, du moins!

Le voyage en Angleterre, je vous l'ai dit, dépend de vous jusqu'au moindre détail. Reste à vous seulement combien de temps mes ressources me permettront de rester. J'aurais environ 400 florins hollandais = presque 6000 frs. belges, (4000 frs. français) en partant d'ici.****** C'est peu sans doute; mais peut-être bien assez pour une bonne semaine? Si vous pensez que c'est très peu, ne serait-il pas mieux de venir à Oxford seulement? Faites pour le mieux, car je ne connais rien des choses de là-bas, des choses pratiques du moins. Seulement, comptez un peu largement; je ne peux pas vivre sans quelques petites dépenses soi-disant inutiles; il faut faire une assez bonne marge pour chaque jour. Peu importe le ‘garret’, mais si je devais beaucoup regarder les shillings avant de les dépenser je ne me sentirais pas à mon aise. Ce serait ‘topping’ si je pouvais rentrer avec vous en Belgique; mais quand pensez-vous le faire? vers Noël seulement?

- Je viendrai donc par Calais. Tant mieux s'il ne faut pas de ‘smoking’. Je préfère vous accompagner quand vous êtes en ‘pullover’ plutôt qu'en robe de bal. - Reparlez-moi de votre ancêtre, qui a eu la tête coupée. J'ai eu un ancêtre qui était venu présenter au roi Louis XV, à Versailles, une machine de destruction. (Un type dans le genre de Krupp probablement.) Le roi ayant fait faire un ‘essai’ au parc de Versailles, la machine lui parut destructive à un tel point qu'il chassa mon pauvre ancêtre de par-devant son auguste personne. Le bonhomme est mort dans la pauvreté, hué par la foule comme un ‘ennemi de l'humanité’. Bel exemple; voilà un ancêtre que du moins j'aurais aimé! (vers la fin de sa vie.)

Le no. de Variétés est amusant pour les photos, et il s'y trouve un compte-rendu d'un discours de Malraux qui pourrait vous intéresser - (quoique ce n'est pas sûr!) Essayez. Je vous ai dit que parmi les littérateurs français que je connais, celui-là est tout à fait exceptionnel. C'est un homme d'action qui joint a une éloquence très grande (une précision et en même temps une rapidité surprenante de la pensée et de la parole) un sens artiste assez sûr et une intelligence philosophique de ler ordre. Il a une tête à la Saint-Just, avec des yeux de rêveur qui regardent au loin, une bouche fine et cruelle; il est élégant, un peu courbé pourtant, et très pâle. Le visage d'un homme qui se donne constamment; il a eu une aventure merveilleuse en Chine qui l'a ruïné, plus tard il y a été, pendant 2 ans, commissaire du Kuo-Min-Tang. Il a à peine 28 ans, en ce moment. Son livre, Les Conquérents a un côté Conrad qui ne vous déplaîra certainement pas. Je vous l'enverrai, ou vous l'apporterez, comme vous voudrez. (Je crois qu'il y a une traduction anglaise, qui se prépare.) - M. connaît M. de Leval, qu'il trouve ‘puéril’.

Laissons Malraux, pour nous reprendre. Je relis maintenant ‘l'orgie’. - Je ne veux pas que vous fumiez vingt cigarettes ‘straight off’; cela ne sert à rien qu'à vous noircir les dents, ce qui serait most unbecoming à vos 22 ans, je vous le jure! Je ne voudrais pas avoir cela sur ma conscience. Et surtout, ne remerciez pas les ‘Powers that Be’ pour m'avoir connu: il y aurait peut-être Quelqu'un pour rire de vous, dear, et de moi!

Soyons simples - et donnez-moi ce que vous pouvez de

votre affection; j'en ai un grand besoin.

Ed.

Je vous enverrai cette lettre tout de même comme ça. - J'ai confiance en vous: ce que vous me direz sera bien - Et tant pis pour ‘l'administration!’.

Lundi, matin.

Non, je l'ai retenue - parce que cela ne m'aurait pas beaucoup avancé si je l'aurais mis à la poste hier: le service de dimanche ne se faisant pas du tout, ici. - J'ai donc reçu tout â l'heure votre lettre - pas celle que j'attends, mais une grande et belle lettre tout de même. Vos amis doivent vous trouver souvent en train d'écrire, ces jours-ci? Pour moi, ce n'est pas la même chose: depuis que Holst est parti, je ne vois plus personne.

Puisque je vous ai donné déjà tant à lire, je ne répondai que brièvement à certaines choses. (L'intention est bonne! O.

1. Je suis heureux que vous aimez la Prière, même étranglée.
2. Je trouve très amusant ce que vs me dites du ‘stamp’ d'Oxford. Holst l'a eu pour toute sa vie, ce ‘stamp’. C'est, pour l'extérieur autant que pour l'intérieur, tout à fait ‘a gent1eman’. Ceci me rappelle une petite conversation de ces derniers jours. Je me promène à Gistoux souvent avec une large ceinture paysanne, noire à boucle nickelée, une chose qui sans doute avait choqué Holst depuis le premier moment où il l'avait vue. Lorsque je lui disais que j'avais l'intention d'aller en Angleterre, pour y trouver une amie anglaise, il me dit: - Je te conseille de ne pas emporter cette ceinture. - A quoi je reponds: - Je l'emporterai peut-être pour éprouver son amitié? Cette ceinture pourrait m'être utile à un moment donné. - Et lui: - Ah! si c'est comme çà: oui! Si une femme anglaise... - Moi: - Survit à cette ceinture?... - Lui: - Tu pourrais être sûr que c'est une amie pour la vie!
3. Suzette et son frère: c'est affreux. Mourir comme cela est horrible - et peut-être grand. Tomber de 6.000 pieds (et elle avait des illusions?) D'abord, il n'a rien senti; mais l'angoisse de la chute a dû être qq. chose de tout à fait spécial. Cela ne vs fait pas penser à Lucifer: ‘Him the Almighty Power hurled headlong’, etc? Ce serait beau de survivre à une chute pareille, d'être retenu au dernier moment par une corde par exemple. - L'avez-vous connu, ce jeune homme?
4. Décidément vous avez qq. chose sur la conscience. Que craignez-vous? ‘The feeling that -’ Tell me now. Je ne vous ai jamais dit, dear, que j'avais des ‘dirty habits’! Si vous voulez m'imposer cela, mon Dieu, je les accepterai avec grâce, mais enfin, j'aurais terriblement menti si je vous avais dit ça. Je vous ai dit que les choses ‘saines’ ne m'intéressent pas avant tout (et je pensais à Gide), mais je cherche vainement après mes ‘habitudes sales’.
5. La photo ‘Chateaubriand’ (vous faites allusion aux petits beefsteaks français?) est ridicule. J'ai un chapeau neuf sur la tête, un vieux veston de campagne fermé, et la cape de ma femme - alors... Et toujours cette insupportable expression américaine. S'il y a un genre d'hommes que je déteste, c'est ce genre énergique-et-volontaire. Je suis si mou que la volonté d'un bonhomme pareil glisserait sur moi comme sur une boule en caoutchouc; tout ce qu'un bonhomme pareil arrive à m'inspirer est un souriant dégoût. On ne peut pas accepter d'un être intelligent qu'il soit trop convaincu et trop sûr de quelque chose!
6. Je ne peux pas répondre en ce moment à la partie... tout à fait charmante de votre lettre. Je me laisserai dorloter en silence. J'attends toujours une condemnation, et puis... Si vous vous trouvez heureuse ainsi, même pour très peu de temps, je veux bien être heureux COMME TROIS SEIGNEURS moi aussi. Et soyez sûre qu'en vous voyant, je ne ferai pas allusion à tout cela.
Ne vous imaginez pas que vous écrivez: ‘just as any French girl would do’ - ce serait trop drôle! Ne vous imaginez surtout pas: ‘that must be interesting for me to know like this a British woman’. Ça ce serait trop triste. Si ce n'était pas interesting... et puis, ‘a British woman’. Pourquoi dites-vous des horreurs? J'ai rencontre des ‘British women’, dear, même sans avoir été en Angleterre - vous vous en doutiez? à la Côte d'Azur il n'y a que ça... - et il ne m'est pas encore venu à l'esprit de vous confondre avec une d'elles. C'est peut-être le ‘Celtish blood’ qui vous fait différente. Peu importe, du reste; je vous aime telle que vous êtes (dans vos lettres).
6. Ne vous imaginez pas non plus que je suis toujours ‘agonisant-avant-la-lettre’ - vous devez vous imaginer cela seulement quand l'envie vous prend de me cacher dans vos bras. Ma peur de l'agonie est heureusement intermittente - et même un peu passée. En fin de compte je crois que je mourrai avec assez de courage. Mais je ne puis accepter une mort jeune; alors j'ai envie, comme vous, de taper Dieu sur le nez - dans des cas comme ceux de de mes deux amis morts en '28 et du frère de ‘Suzette’. - Ah! j'aurai encore des vers à vous traduire, quand on vient à parler de cela. Je veux aussi faire un grand poème (qui me tourmente depuis longtemps) où la résignation à la Mort sera la fin: l'âge, l'usure, et alors, la Mort comme une solution. Mais il s'agira de deux êtres, et le poème s'appellera La Rencontre. Il y a: un homme qui sent la présence (possible) d'une femme (les spiritistes diraient: l'âme soeur). Il ne l'a jamais vu; il vieillit... Quand, enfin, il la rencontre, il est vieux; elle est vieille aussi. Pourtant ils sentent que c'est çà: il y a le bonheur - en dépit de l'usure - et la Mort rationnelle, souhaitée, presque délicieuse. Vous comprenez? - Le tout est de l'écrire! (Mais je ne suis pas pressé.)

- C'est fou d'écrire comme ça; vous n'aurez jamais le temps de lire le tout à la fois! Le reste à plus tard. I kiss your lovely hand (encore).

E.

* C.à.d. quelqu'un qui n'a qu'à faire une thèse pour être ‘docteur’?

** R-i-sing ainsi, donne l'idée de qq. chose qui prend son vol. Non?

*** Je les ai cassées, mais en trichant: en diminuant la distance d'un tiers. (Ce n'est pas sportif! Pensez-vous que j'ai mérité ‘a hug’ - ou une punition?

**** Ci ça continue ainsi, je vous appellerai un jour: le petit Jésus.

***** Il est vrai qu'il-y-a encore ‘Le Chabanais’. Mais il n'y a que des rois du dollar qui vont là! Et la comédie qu'on y joue me ferait mourir de rire.

****** Et si ces revues hollandaises se décidaient à me donner des ‘ors’, encore qq. chose par-dessus le marché. Mais ....

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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