E. du Perron
aan
Evelyn Blackett
Gistoux, 28 oktober 1929
Lundi (la nuit)
N'ayant toujours pas le - comment dire? - la ‘condamnation’ (brittannique), j'ai beaucoup relu votre dernière lettre, dear; j'ai fait une grande promenade, emportant cette lettre, et seul - dehors - j'ai surtout relu la partie... tout à fait charmante; et maintenant:
Dear, écoutez.
Ne continuons pas ainsi. J'ai pas mal de bon sens, oui, mais il y aussi en moi, ne l'oubliez pas, une partie ‘poète: je me fais une image de vous, moi aussi - et tout ceci pourrait devenir, pour l'un de nous deux, sinon pour tous deux, assez cruel; et pourquoi?
Je sais que vous me comprenez; mais vous comprendriez mieux si vous saviez la pauvreté, pou moi, de ces dernières années. ‘ Et au fond (je vais être bien illogique), tout ceci ne m'étonne pas trop: la vie me devait quelque chose en échange de la fausse-monnaie qu'elle m'a fait accepter. - Seulement, je ne suis après tout pas sûr - c.à.d. ma tête ne peut l'être, à l'encontre de mes sentiments - que tout ceci ne soit pas un nouveau leurre, un nouveau piège de la vie - malgré votre sincérité, dear, dont je ne doute pas un instant.
J'ai l'impression que vous êtes devenue - en combien de jours? - que vous êtes devenue comme par enchantement ce que, dans un certain sens, je possède de plus cher au monde; et je ne sais si vous vous rendez compte de ce que cela peut avoir de ridicule, peutêtre, mais de dangereux aussi (pour moi).
Au point où nous en sommes, il faudrait déjà que ...
Non.
Tous ces raisonnements ne servent à rien. Voici ce que j'ai à vous dire. Vos lettres ont changé mille choses. Ne tenez plus compte de tout ce que nous avons projeté jusqu'ici, et laissez-moi venir - souffrez que je vienne le plus tôt en Angleterre, à Oxford, n'importe où, - pour vous voir; non pas vos lettres, mais vous. L'idée de Durham était charmante; mais je pourrai revenir plus tard (s'il y a un ‘plus tard’), l'été prochain par ex.; vous aurez toujours assez de sympathie pour moi, peut-être, pour vouloir ‘me montrer l'Angleterre’ (et si vous ne l'aviez plus, l'Angleterre me laisserait froid).- Pour le moment en tout cas, où que ce soit, la seule chose qui importe pour moi, c'est vous. J'aurai demain peut-être la ‘condamnation’, mais de toute façon, je pense, nous serons amis; et que ce soit l'amie anglaise - pardon, britannique - que je trouverai en vous, ou l'Amie sans phrase, la Vraie: c'est vous que je veux connaître, c'est pour vous uniquement que je viendrai en Angleterre. Peu importe donc, pour le moment le décor. Il y a bien des coins tranquilles à Oxford aussi, sans doute; il y a la rivière, les environs? Surtout, ne me faites pas connaître des gens; comprenez qu'avec vous à côté de moi, pour le moment, cela m'ennuierait beaucoup! Je suis fatigué d'avoir rencontré des gens: charmants, intéressants, intelligents, exquis... qu'ils gardent pour eux toutes ces qualités; d'abord, en général ils ne valent pas leur réputation, et puis, et surtout, je n'ai aucun besoin d'eux; je n'ai besoin que de vous. - Je veux vous voir, dear, si vous êtes comme dans vos lettres: aussi straightforward et aussi vraie. Ne me faites plus attendre: indiquez-moi un hôtel pas trop éloigné de chez vous*, et attendez-moi.
Et - je vais être tout à fait franc avec vous à mon tour -: Si je trouve en vous un peu de ce que je pense trouver, même une simple amie dont l'amitié ne serait pas banale, et il y a des chances pour cela! je tâcherai d'être charmant avec vous, de faire le plus possible ce que vous voudrez, et de rester autant que je le pourrai - et que vous me voudrez. - Par contre, si je vois que tout ceci n'a été qu'un leurre, un jeu d 'imagination, pour vous ou pour moi, que ‘ce n'est pas çà’, pour n'importe quelle raison - je repartirai au plus vite, pour Naples ou ailleurs, pour trouver ‘autre chose’: qui sera plus bas, sans doute, mais du moins réel.
Ne me dites surtout pas que nous aurons peut-être besoin de nous voir pendant quelque temps: moi je saurai - après une heure - si vous êtes ce que je pense ou si vous ne l'êtes pas. Il ne s'agit pas pour moi de savoir exactement ce que vous serez pour moi, mais sur quel plan vous serez quelque chose pour moi. Suis-je clair, dear?
- S'il s'agissait de faire ‘la conquête de la femme’ ma façon de penser serait entièrement fausse. Mais il ne s'agit pas de cela, vous le savez aussi bien que moi. Inutile de s'expliquer davantage: et vraiment, n'ayez pas peur que j'aie le manque de tact de vous parler de la partie... tout à fait charmante de vos lettres; je ne pense même pas que vous aurez besoin de me dire beaucoup; si ‘ce n'est pas çà’ j'aurai tôt fait de le sentir, croyez-moi. - Soyez parfaitement naturelle, comme je le serai. Je viens très simplement. J'ai besoin de vous voir, ‘to shake hands’ avec vous, c'est tout (pour le moment).
J'ai aussi besoin que vous me voyiez - car la possibilité de désillusion est pour vous plus grande! Vous pensez que nous rierons? Peut-être bien; riez toujours si vous en avez envie. Ceci aussi: ce que je serai pour vous, je le sentirai - et si ‘ce n'est pas ça’, vous me pardonnerez, n'est-ce pas de prendre congé de vous par une simple lettre; vous comprendrez cela aussi, dear? pour rien au monde je ne voudrais avoir l'air d'en appeler à votre bon coeur, et que vous cessiez d'être vraie - d'une autre façon alors! - par gentillesse, par pitié, ou même par ‘amour-du-prochain’.
Vous ne m'en voudrez pas, dear, si je ne veux pas être pour vous: ‘le prochain’? Je suis sûr que non! ...
Voilà. Je vous serre la main. Répondez-moi: à ceci seulement, négligez le reste - par retour du courrier.
Votre
E .
* Inutile: il y a le Mitre Hotel, Broad Street, n'est-ce pas? C'est parfait. J'ai le guide que vs m'avez envoyè.
P.S. - Après ceci, je ne répondrai peut-être plus qu'en personne. Ne m'écrivez plus, en tout cas, après avoir répondu à ceci. J'aimerais arriver sans vous l'annoncer; un jour, ou un soir, je serai à Oxford et vous mettrai un petit mot.
Vous trouverez ceci peut-être ‘voulu’, ou ‘ridicule’ - mais c'est au contraire ce que j'aurai fait de plus vrai, avant de vous parler. Je me permets simplement un peu de fantaisie; et cette fantaisie ‘fits in’ avec l'image que je me suis faite de vous.
E.
P.P.S. - Si après ceci vous préfériez que je ne vienne pas, je vous comprendrai; ou du moins, je tâcherai de vs comprendre.
Je mets ceci à la poste mardi matin (29), à Bruxelles où je suis allé prendre les renseignements que je n'ai pu avoir vendredi.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum