E. du Perron
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C. Wolfers-Petrucci
Parijs, 11 juni 1927
Paris, 11-6-1927.
Chère Clairette,
Votre lettre m'a suivi jusqu'ici, où je passe quelques jours, mettons ‘pour oublier la campagne’. Elle a été très gentille, votre lettre; je m'en suis aperçu en la relisant, car la première fois - que voulezvous? vous comprenez, n'est-ce pas? Après tout ce temps qu'il ne m'a pas été donné d'avoir sous les yeux de votre écriture... Aussi, vous le voyez, je réponds sans tarder; peut-être un peu sans réfléchir. Vous pourriez croire, sinon, que je boude ou que j'aie plus que jadis ‘l'économie de ma personne’. Il ne faut pas le croire; même jamais. En beaucoup de choses je n'ai guère changé, et quand je pense à vous ce n'est jamais, je vous l'assure, qu'avec beaucoup de gentillesse.
Moi aussi - pourquoi ne pas le reconnaître? - j'ai été ému (un peu) en vous envoyant ce méchant roman.185 Je me suis aussi souvenu de votre mère me prêchant l'exemple de Goethe, qui s'était débarassé de tout un premier amour en écrivant Werther. C'est accorder beaucoup d'importance à une pièce de littérature, si sincère que cela soit; n'êtes-vous pas de mon avis? - Moi j'ai publié ce roman parce qu'il était écrit; je n'y ai ajouté que la fin, soit les trois derniers chapitres, que j'ai écrits à Gistoux, en deux jours. Et puis le dessin! (ah, je me rends compte que vous ne m'en avez pas félicité; j'avais cru que vous auriez aimé au moins la robe de la dame.) Maintenant il faut que je vous avoue que ce roman est parfaitement superflu. Il existait déjà - mais je ne l'ai su que trop tard - dans un chapitre de Penses-tu réussir? - et autrement bien écrit; et en français d'ailleurs, - le chapitre intitulé: ‘En Façon d'Epithalame pour un Mariage Manqué’ (Chapitre II je crois). Vous devriez, si vous ne le connaissez pas encore, lire tout le livre, qui est délicieux; on dirait du Toulet plus sincère; - c'est de Jean de Tinan.
Voilà pour la littérature.
Vous me demandez des nouvelles concernant ma vie actuelle; vous me faites même une série de questions. Je vais y répondre en suivant votre liste; alors voilà. Si je travaille? oui, par moments; beaucoup trop peu pour me prendre au sérieux, beaucoup trop, hélas! pour mériter le beau titre d'oisif, que je me donne parfois (dans mes moment de folle présomption). Je suis encore un assez bas ambitieux. Mais enfin, j'essaie de me corriger.
Si je suis content de moi-même? - Oh! Clairette! Non; sincèrement non; jamais! - sauf après quelque discours fait en présence et pour le bénéfice de quelque vieille dame, mais alors, n'est-ce pas, on est dans un état d'esprit un peu spécial, je veux dire: digne de commisération. Et d'ailleurs, être content de moi même, si vous saviez - c'est un peu à vous demander: Qu'ai-je donc fait pour l'être? - Autre question: Non, je ne suis plus un aspirant-bohême, ni même, je crois, un bohême. Mais (il ne faut pas m'en vouloir) je serai le dernier pour vous dire que ce que je suis devenu vaut beaucoup mieux. Et je n'ai pas toujours de mouchoir pour me moucher; vous voyez que je n'arrive pas à éviter tous vos pièges - mais que ceci du moins vous serve de preuve que j'apporte à vous répondre toute la sincérité voulue. - Avançons: Si je suis heureux? - Non, tout de même... Ne serait-ce pas un peu malheureux? Mais je vois que vous vous reprenez, que vous ajoutez: ‘Autant que vous pouvez l'être’. - Dans ces conditions, oui.
Vous comprenez, avec l'âge on apprend à mieux se connaître (quoi qu'en disent certains philosophes), ou à connaître du moins ses possibilités. On demande moins, un peu moins, la lune. Alors, les désillusions - ces causes principales de ce qu'on appelle ‘le malheur’ - deviennent un peu moins méchantes; un peu plus tièdes, si j'ose dire.
Si j'ai de beaux tableaux? (oh, cette descente aux choses concrètes!) - oui et non; les mêmes, quoi? Je n'ai pas dépensé beaucoup d'argent pour cela; peut-être ai-je eu tort. On ne vole plus mes livres (vous vous en êtes souvenu!); j'écris, assez rarement, une ‘nouvelle chose’ - assez peu de chose -; je deviens moins que jamais un grand écrivain, et - autre aveu - j'attrape toujours des rhumes par imprudence. (Quand je vous disais que je n'avais pas changé tant que cela!)
Vous ne demandez plus rien. J'ai répondu à tout; j'ai fait un peu comme à la confession, comme la belle pénitente qui se borne à répondre au questionnaire du directeur d'âme - et dont le coeur bat pendant qu'elle pense à tout ce qu'elle n'aimerait pas avouer. Car j'ai fait un tas de bêtises, bien entendu, et des choses peu convenables, et même pas convenables du tout - vous ne vous en doutiez pas? - je suis toujours, au fond, de fort mauvaise compagnie, il n'y a pas à dire.
Maintenant, avouez qu'il ne serait pas très convenable non plus que je continue à vous parler de moi sur cette deuxième feuille; parlons donc d'autre chose, d'Angenot186 si vous voulez. Eh bien, moi j'ai eu l'heur de ne plus l'avoir vu du tout et depuis bien longtemps. Il avait le don de m'exaspérer, finalement, de me décourager même, avec ses pitreries. Alors, j'ai fait le sacrifice de son amitié. (Et voilà pour lui, comme disent les conteurs arabes). Vous me parlez aussi de Teirlinck. C'est un écrivain fort capable, et, ce qui est mieux, un des esprits les plus souples parmi les auteurs flamands contemporains. Il a su, le mieux entre les écrivains de sa génération, rester jeune; ses essais de théatre ‘moderne’ n'ont pas été particulièrement heureux, mais il peut se contenter d'avoir écrit ce singe d'ivoire que vous me citez (et qui a fait son renom), et un petit chef-d'oeuvre qui s'appelle: Mijnheer Serjanszoon, Orator Didacticus. Je ne vous conseille pas de le lire; la langue en est assez ‘savante’, mais c'est écrit dans un ton très personnel et c'est plein d'esprit, c'est même inconcevablement spirituel pour un livre flamand, car les flamands, vous ne l'ignorez pas, ne sont peut-être pas exempts d'une certaine drôlerie, ou même, si vous voulez, d'une certaine humour, mais ne comprennent à peu près rien à ce qu'en France on appelle de l'esprit. Or, M. Serjanszoon a autant d'esprit au sens français du mot qu'un bon personnage d'Antole France, que M. Bergeret par exemple. C'est une comparaison par à peu près, car, comme je vous l'ai dit, Teirlinck a su être absolument personnel.
Quant à l'homme, je n'en sais rien. Il parait qu'il est parfois assez drôle. Vous devez savoir mieux en juger, vous qui le connaissez. Il s'est occupé - ou s'occupe encore - de politique, je crois? Vous pensez s'il m'échappe complètement dans ce domaine!
Maintenant, fidèles au principe de garder le meilleur pour la fin, parlons de vous, de Janine, de... de Claire,187 si je ne me trompe. Il m'est difficile, je l'avoue, de me vous imaginer en soigneuse maman. (Il y a, au fond, si longtemps que je vous ai connue!) J'ai vu Janine deux fois, je me souviens que la première fois elle avait le teint assez basané - et que la seconde, à mon grand étonnement, je l'ai trouvée toute rose. Et mademoiselle Claire? ou Clairette? A vous de m'en parler. Auriez-vous par hasard l'intention de faire de ces deux demoiselles des petites Brugeoises? Mais pour ce qui est de votre aptitude à devenir campagnarde, vous me permettrez de n'en croire que fort peu de chose. Les pommiers, les poussins, les moutons même, tout ça est charmant, mais enfin la campagne n'est pas que cela. Moi, en tout cas, à Gistoux, je ne m'amuse que médiocrement. Pourtant les payages y sont jolies, je m'imagine qu'ils ressemblent un peu à ceux de certaines contrées de l'Angleterre (Kent, Surrey); le terrain est ondoyant et tout de même pas trop accidenté; on peut y faire de ravissantes promenades. Eh bien, quandje suis à Gistoux je m'enferme tout le jour - au désespoir de ma mère -, je lis, je mange, je dors; aussi suis-je devenu gros et bouffi, tout ce qu'il y a de plus laid. (Voilà, il n'y avait que ce portrait physique qui manquait aux autres détails.)Non, décidément, moi je n'aime pas du tout la campagne, et j'ai surtout horreur des paysans, ces êtres bornés, médisants, hypocrites, calculateurs, voleurs, qui n'ont même pas assez de franche stupidité pour être bons, au moins. Bien plutôt que d'être jamais campagnard je me ferais marchand de coco, si vous n'y voyez pas d'inconvénient; d'ailleurs j'exerce de temps en temps un métier analogue; mon ami Pia prétend que j'ai de la vocation pour la librairie érotique.
Je vais vous quitter, Clairette; j'ai peur de vous incommoder en vous écrivant, comme ça, une lettre qui en longueur pourrait déjà rivaliser avec quelques-unes d'autrefois. Mais j'ai voulu vous détromper pour le cas que vous auriez pensé que j'ai cessé d'être bavard. Ma mère va bien, en tout cas beaucoup mieux, et vous envoie son meilleur souvenir. Ecrivez-moi de temps en temps, si vous voulez, à Gistoux ou au 9 rue de Bellevue où j'ai deux chambres au-dessus d'une succursale de Delhaize (c'est très pratique pour le pain et beurre). Surtout n'oubliez pas de me dire tout le mal que vous dira Teirlinck, ou quelque autre, de mon ‘roman’, et croyez-moi toujours
votre ami Eddy