E. du Perron
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Julia Duboux

Brussel, 6 januari 1926

Bruxelles, 6-1-26.

Ma chère Julia,

Votre lettre m'est arrivée et m'a ‘abaissé’: abashed est le mot. Je l'ai attendu longuement, quant à cela, vos remords auraient pu être justifiés. Mais enfin, et que vous le trouvez étonnant ou non, j'ai mes remords à moi, ma possibilité d'avoir des remords, et je ne vous ai plus redemandé cette lettre qui voulait ne pas venir. - Elle est là maintenant. Je l'ai lue une fois, c'est suffisant. Je sais tout ce qu'elle contient, même ce qui se trouve entre les lignes. Vous êtes épatante, Julia, admirable. Je me souviens vous avoir écrit cela de Lugano, en toute sincérité; c'est ainsi que je vous le répète aujourd'hui, sans sourire, et sans autre hypocrisie.

Vous êtes donc... vous avez donc... réussi (quel drôle de mot), vous avez été ‘appelée à des honneurs périlleux’; mais il y a beaucoup mieux, vous êtes divorcée. Vous n'avez plus de possesseur; êtes vous libre? Ne vous re-engagez pas trop vite, si ne vous ne l'êtes pas déjà: c'était dans vos intentions, je crois, de quitter votre famille, de vivre seule, sinon à deux. J'ai peur que vous ne fléchissiez. Car à présent, après tout ce que vous avez subi, connu, la liberté (mais alors je n'aimerais pas que quelque gouvernement, quelque école, quelque devoir du genre ‘humanité’ ou ‘instruction publique’ vous lie!) - la liberté et la solitude (mettons la ‘solitude morale’, à défaut de mots moins pompiers) doivent vous aller à merveille - à ravir, comme une fleur rouge aux cheveux (Vos cheveux).

Vous êtes libre, je vous serre, en vous félicitant, bien affecteusement la main, Julia-dear, je suis - toujours sans sourire, franchement - heureux avec vous. Je ne suis pas très sûr que vous ne regrettez pas - ô ma tourmentée, ma Grande Tourmentée! - les liens rompus, etc. Mais vous auriez tort. D'abord, c'est malsain de s'apitoyer sur n'importe quel passé, et ensuite, pour ce qui est du vôtre: je vous ai connu alors, ayez confiance en mon bonheur, et partagez-le: toujours à l'égard de votre liberté. Dans la bêtise, la platitude qui m'entourent, qui m'envahissent - un peu comme la mauvaise graisse - je suis, aujourd'hui, bien heureux pour vous. Vous avez en tort de ne pas m'apprendre cela plus tôt, vous avez eu - j'allais dire trop de tact, - si je ne vous trouvais pas, par ce tact-même, si admirable

(Ne cherchez pas le sourire; j'écris sincèrement.)

Julia-dear, vous êtes libre. Nous avons beaucoup parlé de cette liberté - jadis ‘future’ - vous devez vous en souvenir, vous qui possédez une si harassante mémoire. Eh bien, puisque vous êtes libre - soyez sincère à votre tour, ne pensez à aucun sourire - si je vous demandais de devenir ma femme, Julia - diriez-vous toujours: oui?

J'en doute. Eucharys est fidèle comme la mort, m'avez vous dit. Si je continuais même à vivre avec Claude, il me serait impossible de ne pas vous voir au moins une fois par année. - C'était sur un petit chemin sombre, à l'abri d'une illumination. - Maintenant que vous êtes libre, pensez-vous toujours ainsi? - Je vous sais pleine de tact, de ce tact que Jacques apprécie tant et que vous devez lui avoir appris à apprécier, - mais malgré cela je crois que vous repondrez non. Vous me connaissiez assez peu, alors. Vous me connaissez peut-être si bien, aujourd'hui. J'aime trop les petits jeux qui deviennent néfastes aux coeurs. - Mais non, ce n'est pas ça. Au fond, toujours sincèrement parlant, n'est-ce pas raison de plus pour m'aimer? Il y a pis. Je crains que vous n'ayez fait des découvertes, derrière mon sourire et mes petits jeux. Vous devez avoir senti des choses, suffisamment pour ne m'aimer plus. Une certaine indignité - encore un mot pompier, mais enfin. C'est un mot assez juste, malgré tout, et qui est peut-être moins mal employé ici que mille fois ailleurs. Quand on veut se débarrasser d'une femme, en amour, on dit aussi: Je ne suis pas digne de vous. Très vieux, cela. Pourtant, si je pense à un mariage entre nous deux, je ne me trouve pas trop éloigné de cette phrase. (Sans sourire, toujours sans sourire, je continuerai à vous répéter cela s'il le faut absolument.) Pas trop éloigné de cela. D'ailleurs, Julia, avouez, au fond de vous, tout au fond peut-être, vous devez trouver une nuance - pour le moins - de partenté avec... ce sentiment-là.

Sinon, écoutez. Je vais me confesser, régulièrement.

Voici ce que j'ai fait. J'ai eu plusieurs ‘amies’, peu choisies, en général (mettons même: toujours). J'ai vécu avec une d'elles, par paresse, ou parce qu'elle était plus agréable que les autres, un peu longuement. J'ai mis, dans cette relation, un peu d'insistance. J'ai eu un mépris souverain (souriant) pour la simple idée que j'aurais pu devenir papa. Un beau jour je me suis vu menacé par ce danger. C'était grotesque mais c'était sensible. J'ai pris des ‘mesures’. Et malgré cela, Julia, et malgré l'assistance de plusieurs de mes ‘amis’, un autre beau jour l'enfant s'est mis à vivre. Il y a des détails savoureux dans cette histoire. J'étais furieux - toute la fureur de l'impuissance - je me sentais battu par mon enfant. Finalement, j'ai pensé que ma mère devait être toujours très-désireuse d'avoir de ma progéniture. On était, en ce moment, en pleine maladie de mon père; c'est d'ailleurs un peu par cela, je crois, que je n'avais pas su m'employer plus à fond, j'étais trop occupé ailleurs - bref, j'ai connu ce qu'on appelle: l'angoisse de la maternité non-désirée (moi, plus qu'elle). Ma mère a fini par être heureuse d'adopter le marmot. Il a, aujourd'hui, un peu plus que sept mois avant la lettre. Cette affaire - qui a un tas d'embranchements pénibles - me retient ici pour l'instant. Je me sens un peu poursuivi, ce serait un peu lâche de me dérober. C'est ennuyeux qu'une femme enceinte soit si visible, que cette ‘femme’-ci n'ait que dix-huit ans, qu'elle ait une famille, jusqu'à un oncle commissaire de police! Vous ne riez pas? c'est pourtant assez stupide. Enfin, de toute façon, j'attends la fin février, pour reconnaître mon enfant, pour être papa, ne-fût-ce que pour rire. N'oubliez pas, s.v.p. mon père toujours malade, ma mère menacée de l'être. En mars il y aura l'installation à Gistoux. En avril, en mai, je compte être libre. Alors, si l'hiver m'a laissé vivant, si l'argent ne me fait pas défaut, si tout est resté sans complications - je me remettrai en voyage. Et j'irai, si vous le désirez toujours, vous voir.

Nous aurons beaucoup à nous raconter. Il y a même encore ‘la sale petite histoire’, - qui heureusement est restée plus petite que je n'osais l'espérer. Et d'ici là...

Maintenant, que vous me trouvez ‘indigne’ ou non, ridicule ou non, écrivez-moi et si possible bien vite. Continuez surtout à me parler de vous, de votre vie matérielle aussi bien que de vos impressions. N'oubliez pas cette vie, regardez-la, même si elle est triste; c'est le seul moyen de se familiariser. - Ma situation actuelle, je vous l'assure, n'a rien de particulièrement gaie, pourtant je la goûte comme ‘ces fruits’ dirait Gide, ‘pleins de cendres amères’. - J'ai très souvent pensé à vous; je penserai à vous encore, que vous le croyez, ou le permettez, ou non. Je vous admire en beaucoup de choses, que vous le croyez ou etc. Je vous aime surtout beaucoup. Même refrain.

Il n'y a pas de femme que je connaisse que je pourrais, même si je voulais, estimer davantage, ou si cela vous semble fade mettons: trouver plus intéressante (sens primitif du mot) que vous.

J'allais y ajouter: Ma Dame.

Ecrivez-moi, faites cela pour votre ami si vous ne m'aimez plus. Mais faites-le sincèrement. (Pourtant je vous permets de vous moquer de moi.)

J'étais content au début de cette lettre, je me trouve, en la terminant, presque gai. Je m'avoue satisfait de vous avoir avoué - tout au long - cette bêtise; c'est comme si vous étiez beaucoup plus près de moi. Or are you shrinking back in horror? Bah, j'oublie que je m'adresse à vous.

À bientôt, Julia? Essayez. Essayez de répondre même tout de suite. Je suis TRÈS BEAUCOUP à vous. (Que vous le etc.)

E.

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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