E. du Perron
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Julia Duboux
Brussel, 13-14 november 1924
Brux. 13 Nov. le soir.
Regarder les images; - il y en a du Passé, pour lesquels vous avez une prédilection. Que faisais-je, au fait, le jour de l'armistice? il y a 6 ans - je suis content que c'est vous qui ayez fait le calcul - le 11 Novembre 1918 par conséquent; quel age avais-je? il me semble que je venais d'avoir 19 ans: un très jeune homme donc, oui; mais qui avait, je vous prie de me croire, déjà ses petits amours et ses Grandes Souffrances, Ma Dame; qui ne se doutait point de votre existence, mais qui avait rêvé déjà à une maîtresse future (en Europe!), une Femme aux Cheveux Lourds! Pourtant, je n'ai qu'un souvenir gai de la fête d'armistice même. Il y avait bal masqué dans la rue et les ‘clubs’, un véritable carnaval, le premier à Bandoeng, petite ville naissante qui, en 1915, était encore un pâtelin quelconque. Je m'étais accoutré en bohème: j'avais lu Murger; je m'étais fait faire un pantalon aux carreaux, un gilet fleuri, j'avais trouvé un veston en velours noir, M. van Lennep m'avait prêté un chapeau. J'avais une barbe postiche et des moustaches. à 10 heures, dans la foule, j'étais furieux: un soldat m'avait traité de Rembrandt. J'étais indigné par tant d'ignorance; comment ce rustre ne reconnaissait-il point Rodolphe - ou Marcel? À minuit je me promenais à côté d'une petite créole aux lèvres rouges, costumée en Serbe: elle obtenait un prix; moi pas. Je n'étais pas assez national: le jury préférait les costumes nationaux. À 1 heure j'avais perdu barbe et moustaches et portais deux taches sales. à 4 ou 5 heures du matin je me revois faisant partie d'une des dernières bandes formant une ronde devant le grand ‘club’: le Concordia, chantant à tue-tête:
ce qui veut dire: Marie, oh Marie! que je suis content de te revoir! C'est la dernière image que je retrouve, de ce jour. Vous voyez: ça n'était guère profond, ni notre joie, ni notre douleur, ce jour fameux, aux Indes Orientales, à Bandoeng, capitale du ‘province’ Priangan (île de Java). J'avais 19 ans, je venais de traverser un amour cérébral, au point de vue physique je n'étais guère plus immaculé.
Vous, au contraire, vous étiez vierge; et vierge ardente; et femme pensante, rêvante, désirante, approfondissante. Vous aviez un champion que vous preniez au sérieux (ce qu'il exigeait); vous n'aimiez que très peu les ‘chevaliers au sourire’. Vous étiez une grande fille de 21 ans; vous ne m'auriez certainement pas aimé. Moi vous? C'est probable quand même. En ce temps j'appréciais fort tout être humain capable de philosopher, c.à.d. de se prendre, tout haut, au sérieux. Les jeunes filles ne faisaient pas exception. J'aurais donc recherché votre compagnie, votre amitié; de là à l'amour, à 19 ans il y a moins qu'un pas. Julia-dear, je vous aurais donc aimé. Mais vous, vous ne m'auriez pas pris au sérieux! Pensez-vous! avec un monsieur de 25 ans comme rival, et qui portait armes, et écrivait des vers: je n'aurais pas eu l'ombre d'une chance. Vous m'auriez ‘lecturé’, tout au plus, comme suprême faveur. Vous m'auriez lu peut-être les sonnets ou la tragédie du roi de Rossetti; je vous aurais répondu avec Hernani ou Cyrano. Vous m'auriez conseillé d'aimer la Vie! et je n'aurais pas osé vous avouer que je préfèrerais vous aimer.
14 Novembre (le matin)
J'ai peu à ajouter. Vous parler de moi? non, n'est-ce pas? assez de complaintes, mêmes sur un ton moqueur (suprême, disiez-vous). Je suis très content de m'en aller dans une semaine. Irai-je vers vous? Je vous en reparlerai.
Ecrivez-moi mardi prochain - le 18 - ou plutôt mercredi peut-être - à l'adresse de Mons. P. Creixams, 57 rue du Chevalier de la Barre, Paris (XVIII). Je pars d'ici le 20, sans aucun doute. Je vous écrirai vendredi, comme d'ordinaire; de Paris.
Et je vous envoie aujourd'hui une réimpression (inutile, s'entend, mais revue) du ‘Bien Meuble’, - tirée en 25 ex., plus modestement imprimée. J'ai laissé tomber 2 illustrations de Jacques; vous verrez facilement lesquelles. Ce livre-ci m'est, au fond, un modèle: pour futurs romans-en-quelques-pages. Une série uniforme, à éditer par le Triangle, et dont le numéro 2 sera Claudia. Dédié, celui-là (ou celle-la?) à Julia-Eugénie-Eucharis-Pensierosa. Je vous ai déjà dit, je pense, que Creixams fera les illustrations. La couverture sera bleue; d'un bleu assez tendre.
Cette partie de ma lettre me paraît ‘commerciale’. Ne m'en veuillez pas. Croyez aux gestes. Je me sens toujours enclin d'écrire, 4 pages durant: Je vous aime. Je n'aime que vous. Mais vous êtes bien loin de moi, ma grande amie, et je suis fatigué des étreintes en papier. Je reviens à mes sentiments d'hier soir: J'aimerais vous reconquérir. Et de très près, my very dearie, o dearie-mine!
À vendredi prochain - vous savez d'où. (Hourrah!)
Permettez que vous embrasse*
Votre
E.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum
' ' encore