E. du Perron
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Julia Duboux

Monte Brè, 22 augustus 1924

M. Brè, 22 Août

J'ai demandé ces deux feuilles doubles de beau papier à la très-vilaine femme aux cheveux coupés; en refusant les raisins qu'elle m'offrait: d'un balcon à l'autre. Elle est si gentille! si vous saviez, Eucharys dearie: elle est si laide et si gentille! Elle m'a immédiatement donné son meilleur papier. Et je me mets à vous écrire tandis qu'elle se demande où je suis resté, là, dehors, sur son balcon - (je suis très persuadé qu'elle se le demande.) Je vais donc écrire à mon Eucharys - en faisant mon écriture très petite, parce que je n'aurai plus rien après ces deux feuilles, peut-être; et il commence à pleuvoir dehors, sur Lugano. Il pleut déjà. Ce soir, j'en suis sûr, vous m'écrirez; je veux dire: j'aurai une lettre de vous. Oh, j'en suis convaincu, vous verrez si je n'aurai pas raison. Alors, vous me forcerez de nouveau (litteralement!) de vous dire des: je vous aime, sans fin, et sans rime, et peut-être sans raison, des je vous aime très authentiques, par conséquent. C'est pour cela que vous devez d'abord écouter: - une petite histoâre. Tout à l'heure vous serez Eucharys. Pour le moment j'ai besoin de Julia, mon intelligente Julia qui ne sera pas la moins désirée dans notre companion-ship. Ecoutez, Julia-mine:

À Locarno (le seul soir que j'y étais, vous savez quand!) j'ai acheté un journal. Je l'avais acheté parce qu'un titre m'avait frappé: ‘Deux jeunes français se laissent condamner pour avoir visité avec trop d'insistance (ou quelque chose dans ce gout-là) un temple hindou’. Suivit l'histoire. Ces deux jeunes français avaient parfaitement pillé, au Cambodge, un ‘trésor d'architecture bouddhique’. Les bas-reliefs, les statuettes avaient peu à peu disparu. Finalement on s'était alarmé, on avait découvert les coupables, on les avait condamnés, le principal personnage, un nommé Georges Malleraux (‘littérateur à ses heures’) à 3 ans de prison et le complice, certain Chenavan, je crois à 1 an.

J'ai écrit à Creixams et lui ai envoyé cette coupure de journal. Il m'a répondu. Le dit Georges Malleraux s'appelle en vérité André Malraux et était un des quatre amis que Creixams préferait aux ‘autres’, et celui justement qu'il admirait le plus. Pia, Arland aussi l'admiraient. Il était riche, marié, sa femme (dit-on) était admirable aussi. Il n'y a que moi qui ne le connais pas. - Et voilà donc Creixams apprenant cette affaire. Il m'écrit - voici ce qu'il m'écrit. Lisez cette lettre avec attention. Oubliez-moi pour quelque temps et regardez Creixams. Je vous assure que je l'aime, ce bon Creixams; son indignation n'est pas feinte; il est furieux, il est grossier, il sait que Malraux a fait un ‘chef d'oeuvre’, il serait très-embarrassé de le lire ou même de vous en dire le nom12, mais il le sait, son ami est digne d'admiration! et il ‘rouspète’. - J'ai reçu ça hier soir et je ne sais pas pourquoi, cela m'a fait le plus grand bien. Je me suis aperçu que j'éprouvais une violente amitié pour Malraux, une franche indignation contre ces imbéciles qui le traitent de ‘voleur’. Ai-je peut-être raisonné ainsi: Lui voleur = moi voleur (?) - J'ai besoin de vous, Julia, Duco Perkens m'a tourné le dos. Pensez un peu à ceci: J'aurais pu être André Malraux, et vous: la femme d'André Malraux. - J'ai pensé à cela, à Locarno déjà, quand je n'étais pas très sur qu'il s'agissait de ce ‘presque-ami’. Et - je vais vous avouer davantage, j'ai eu l'idée de voler quelque chose dans l'hotel où j'étais (le Terminus) pour venger un peu ce malfaiteur - ou moi - sur la ‘bourgeoisie triomphante’. Alors Duco Perkens m'a ri au nez. Et il a trouvé un argument presque-infaillible, lui qui connaît tous mes points faibles; il m'a dit: - Sais-tu que ce Malraux, s'il t'avait connu, t'aurait traité peut-être de morveux? - Alors, vous voyez le reste! J'étais très calme.

Donc, maintenant, en lisant Creixams, d'abord j'ai souri. Puis je l'ai pris au sérieux. Puis, j'étais très content de l'avoir comme ami.

Vous avez trouvé sa lettre ci-jointe. Vous avez regardé avec un certain dégoût peut-être ses dessins. Oh, Creixams est tout à fait grossier. Mais ‘serrez-le de près’, comme vous savez le faire, Julia; et puis: dites-moi ce que c'est que ce Creixams. Ce que c'est que Malraux et que celui que vous appelez ‘votre petit’. Parlez-moi de ceci, voulez-vous? J'y tiens beaucoup.

(Entre parenthèses: le croquis représentant Pia - entoure de l'adresse, est épatant! C'est tout à fait ça; la bouche surtout est un petit ‘chef d'oeuvre’.)

Ça - c'est mes amis; j'aimerais déjà vous voir voir. Mais ne vous en allez pas; j'ai toujours besoin de vous. Autre histoâre. Ceci concerne Duco Perkens, peut-être. Ou simplement son nouveau ‘travail’.

J'ai donc recommencé (vous le savez) l'étude de Havelock Ellis. Je n'arrivais pourtant pas à voir clair dans ce que je voulais faire moi-même. Donner une ‘contribution à l'étude de l'Inversion Sexuelle serait simplement idiot. Donc l'intérêt se trouvera dans.... L'analyse? Ah, non! L'histoire? Peuh! Alors.... J'étais assez désemparé. Cet après-midi j'ai essayé de commencer déjà. Aucun plan en moi, aucune intrigue. Je savais une chose: qu'il s'agirait d'une femme et de cinq types. Que les types seraient des ‘invertis’. Mais que je ne le dirais pas.

Croyez-vous à l'inspiration? Moi pas; vraîment pas. Pourtant, sans davantage réfléchir, j'ai écrit ceci (je traduis, hélas!):

‘Ceci est un jeu de cartes. Je l'ai joué avec des cartes de patience. On joue cela seul, dans une chaise-longue, quand on a un petit peu de fantaisie. On peut y introduire beaucoup de variations. On n'a pas besoin de beaucoup de cartes; sept peuvent suffire.

à Savoir: un roi (le roi de pique), une reine (la reine de coeur), quatre valets et le joker. Pour commencer j'ai donné des noms à six des sept cartes. Le joker au fond ne jouait pas. Le roi fut nommé Bob. La reine Betsy. Les valets Max, Maurice, Eric et Willy. Le joker qui, lui, n'y est presque pour rien s'appelle dans ce jeu simplement: le masseur.

La chaise-longue fut le lieu. Dans ce jeu: un Kur-ort (traduisez, Julia, aidez-moi, c'est épouvantable!) - moi-même je me trouvais dans un Kur-Ort. La première carte que j'ai prise était Bob. J'aurais pu aussi bien prendre Max. Mais j'ai pris Bob. Je l'ai introduit dans le Kur-Ort. Mais ici, déjà, le jeu, l'histoire, commencent. Tournez s.v.p.’

Puis, quand on tourne la page on voit:

1. Bob. - Page suivante: 2. Max. - Page suivante: 3. Maurice.13 - Page suivante: 4. Eric & Willy. Etc. etc. Il y a 25 pages; au commencement de chaque figurent un ou quelques noms.14 Et je ne sais à peu près rien de ce que je vais faire avec tout ce monde. Mais je sais que j'ai très bien débuté (ne faites pas trop attention à la langue!) Pour une improvisation, c'est improvisé. Je ne m'ennuirai pas en écrivant, je ne ‘turbinerai’ pas; je ferai en vérité un petit jeu de cartes: il importe de mettre en présence un tel et un tel; il en résulte: quoi? c'est justement ce qu'il faut voir! Duco Perkens a beaucoup de confiance en lui, après de tours pareils! Et vous, Julia? Ne m'‘admirez’ surtout pas en femme aimante; oubliez que j'y suis pour quelque chose; regardez Duco Perkens. Et dites-moi, après avoir regardé, très confidentiellement, ce que vous trouvez. Vous êtes intelligente, Julia; je tiens beaucoup à votre opinion.

Il me restent trois pages.

Et j'attends votre lettre. Il est 4 h. 20; la poste arrive ici vers 5h. 30. - Il pleut toujours dehors.

8 heures 10.

Après-diner. La poste est entrée tard, aujourd'hui; à cause de la pluie sans doute. 6 h.; 6 h. 15; je croyais déjà m'être trompé. J'avais un peu honte, - puis toc-toc-toc: on m'apporte une lettre. De vous! Vous voyez que j'ai eu raison!

Je l'ai lue: vous êtes un trésor, Julia, ma chère Eucharys superstitieuse, - un grand trésor charmant. J'aurais aimé m'asseoir à côté de vous, dans la grande pèlerine que je connais et qui me connaît, à côté de votre pierre. Je vous aurais dit: Julia, do you know you're a big big darling? Et j'aurais pris les lèvres, et les yeux, que dans la chanson vous vouliez me donner. Peut-être davantage. Quoi, voyons? Un peu de votre... coeur, pour ne pas être trop impudent, et quoique ‘le coeur ne se porte plus.’ Toujours un petit nouveau morceau de votre coeur. O-ooh!...

O-oh, Julia, dearie, la très-laide femme aux cheveux coupés ronfle déjà! à côté de moi.15 Je l'entends ronfler jusqu'ici! C'est fort attendrissant. Il est 8 h. 20. Il est vrai qu'il pleut toujours dehors. Il fait un temps de chien. Lugano parfaitement invisible. Du gris, du gris, lavé et pourtant sâle.

Venez tout près de moi, Julia, Eucharys, Eucharys et Julia. Vrai, j'aime Julia autant qu'Eucharys. En ce moment je veux toujours Julia. Peut-être que Julia deviendra Eucharys tout à l'heure. C'est même probable - pendant, ou après cette lettre. Pour le moment il me faut Julia. La superstitieuse, la sérieuse; et ne vous y méprenez pas: je l'embrasserai beaucoup. Je l'embrasse déjà: sur les yeux, sur les lèvres. Doucement sur les yeux. Et je dis: Vous vous êtes trompée, ma grande petite superstitieuse: mercredi soir à 10 heures je vous écrivais; il m'était arrivé justement un très grand bonheur, car je venais de recevoir une si gentille lettre de Ma Dame, et je l'admirais beaucoup et je l'aimais davantage et j'écrivais un peu, autant que je pouvais mais c'était très boiteux quand même, mon amour à Ma si gentille Dame. Vous n'avez pas encore cette lettre? Mais si; en ce moment vous l'avez. Celle-là - une assez longue - et une autre qui l'avait précédée. En ce moment vous l'avez; celle-là, et celle-ci vous sera expédié demain; de très bonne heure. Dites-moi: croyez-vous que je vous aime? Que je vous aime, tout à fait, sans aucune réserve, passionnément, tendrement, respectueusement - toutes les feuilles de la marguerite - et toujours avec mon ‘sentiment de fond?’ Dites-moi si vous croyez, maintenant. Un peu. À ceci aussi je tiens beaucoup!

Le jeu de Duco Perkens en amour fût: Aimer - mais pour le seul plaisir - se contrôler - contrôler ses élans - surtout ses élans - triompher - dominer sans avoir l'air dominateur - avec l'air de ne pas y toucher - accepter tout - donner aussi peu que possible - surtout jamais ne dire: Je vous aime.

Chic? ou orgueil en Duco Perkens? ou calcul? (au moins, ainsi on ne pourrait jamais lui reprocher quoi que ce soit, plus tard.) Après Clairette je n'ai plus dit: Je vous aime. Sauf à Vous. À vous je pouvais, je voulais, j'étais heureux de pouvoir. Vous vous souvenez, ce thé que nous avons pris ensemble, ce premier jour à Kandersteg? parmi les histoires d'Alice et de cinéma: ‘à vous je peux le dire; voulez-vous que je vous le dise?’ - Le ton était plus badin que jamais, peut-être. Mais le besoin était sérieux. Déjà, je voulais vous prouver. Mais vous disiez: ‘Plus tard. Pas ici.’ - Peut-être croyiez-vous à un manque de sincérité en moi! à une manière de fanfaronnade.

Julia, vous commencez à me comprendre, mais vous ne me connaissez pas encore tout à fait. Ni moi vous, d'ailleurs. Ce sera pour plus tard. On finira bien par se connaître, quand on se sera débarassé de toute méfiance, si légère soit-elle. Pour le moment l'essentiel est qu'on s'aime. Que nous nous aimons. Vous vous souvenez de ceci: Moi revenant auprès de vous, on allait se quitter, il faisait très-noir: Julia, je vous aime. Vous m'aimez? - Je vous aime, mon chéri.... (les deux derniers mots plus que les autres in a whisper.)

Et ce soir aussi je vous dis:

Julia, je vous aime. - Faut-il y ajouter: Vous m'aimez? Ce serait donc par jeu. Je sais maintenant que vous m'aimez. C'est ce qu'il y a de plus ‘chic’; savoir, répondre de l'autre. Je poserai donc autrement la question: Julia, savez-vous que je vous aime? (Répondez-moi.)

Eddy

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

12Cela devait s'appeler Lune de Papier; je n'en sais rien de plus.
13Maurice, ou Edouard.
14En général deux; quelquefois tous les six.
15De ma chambre, vous savez!
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