E. du Perron
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Julia Duboux
Monte Brè, 25-26 augustus 1924
M. Brè 25 Août
1 heure (mais du matin)
Hier - c'est donc déjà hier -
hier, dimanche, le 24 Août, après le lunch, j'ai dit à la très-laide femme aux cheveux coupés, d'un balcon à l'autre: ‘Ecoutez: aujourd'hui j'ai envie d'avoir un sentiment de dimanche. Vous aussi? allons à Lugano. Il y a un Esposizione de Belle Arti au Musée Civique. On ira chez Huguenin après. Vous voulez? - Elle voulait bien. - Alors, laissez-moi vous précéder jusqu'à Cassarate; je dois me faire raser. Vous partirez un quart d'heure après moi; je vous attendrai en bas du funiculaire. - Ce qui fut convenu. J'arrive chez le coiffeur; la boutique est remplie de charretiers, maçons et autres intellectuels. Je m'obstine; j'ai enfin mon tour; je sors, rasé; et je trouve la femme très-etc. M'attendant patiemment. - Vous avez attendu longtemps? - Un quart d'heure. - Je m'excuse, ou plutôt, les charretiers, maçons et autres héros me servent d'excuse. Elle se montre une fois de plus excellent camarade. On passe devant la petite foire, on voit une nouvelle estrade, affichée par un énorme placard: LA FEMME DE MER VIVANTE: attention aux doigts - elle mord -(entrée pour adultes 50 centimes, pour enfants 30 centimes). On s'arrête pour admirer un animal rondelet, produit d'un croisement entre lion de mer et chien de mer, raconte un homme à casquette: la Femme de Mer a les yeux intelligents et sent mauvais. Nous la quittons, on entre au Jardin Public, on se rend à la Desolation, puis on entre au Musée; on voit les uniformes, les chambres à coucher et le reste, et pour 1 franc de plus une collection de croûtes variées. Dans les bas-fonds je chipe la dame de coeur: la voici. Que le roi l'embrasse, mais renvoyez-la moi - à notre réunion leur réunion. Sic volo. Enfin, pour reprendre mon récit, nous sortons du musée. Nous cherchons la musique chez Huguenin; on déguste des glâces, des méringues du thé de Chine. La musique devient ‘bombardante’; on en a assez; on allait perdre le bien-être qui fait part du sentiment de dimanche. On lève la séance et on loue un petit bateau. Le Charlot, aussi léger, et moins stable, qu'un autre petit bateau qui me revient à la mémoire, et qui s'appelait Mistinguet (avec un t.) Je rame; je pousse Charlot, la femme très-laide et moi même jusqu'à Caprino: entre 5 h. ½ et 6 heures. J'arrive en nage, il faisait rudement chaud. On commande de l'Asti Spumanti, sorti d'une cave qui a 40 M. de profondeur. Et on rencontre des connaissances du Kurhaus qui sans aucun doute s'imaginent que les deux vont faire la paire. Les connaissance ont un bateau à moteur et repartent. Il est 6 h. ½. On mange au Kurhaus à 7 heures. Le soleil brûle toujours. On tombe d'accord pour ne pas diner au Kurhaus, mais dans une trattoria italienne à Lugano; ainsi on aura le temps. Et on repart vers 7 heures. Le soleil n'y est plus, la nuit tombe vite; c'est une volupté de ramer, toute fatigue, toute ‘chaleur’ (si j'ose m'exprimer ainsi) m'ont quitté, d'ailleurs on a le temps. Il est presque 8 heures lorsqu'on se retrouve sur le quai de Lugano. Et on marche, heureux de marcher, à la découverte de la trattoria voulue. On achète en passant des cigarettes, qu'on fumera ensemble. On trouve la trattoria revée: Trattoria del Popolo. Salle basse, quatre tables à peine, des pauvres gens qui se parlent en tessinois; je me découvre en possession de plus d'italien que je n'avais cru: on nous sert de la viande froide et des haricots au vinaigre. C'est tout; mais la très-etc. se montre de plus en plus parfait camarade: elle trouve cela excellent. Moi aussi; d'ailleurs le vin mousseux - Freisa - est superbe. Comme dessert du roquefort et des poires. Je raconte à la camarade mes randonnées avec Jacques dans les petits bistro's de Versailles et le rôle qu'y jouait précisément le roquefort; on fume les cigarettes; on part content, avec des ‘Arrividerci’. J'aurais aimé dire à quelqu'un: ‘Ciao, bel faccin’. Comme personne ne se présente, je le dis quand même tout haut; la camarade ne comprend pas, elle s'imagine que je ne parle pas mal l'italien. On se retrouve de nouveau sur le quai. On suit le parapet jusqu'au commencement de Lugano-Paradiso, près de l'Hôtel du Parc. Je sors de ma boutonnière le petit chrysanthème que la camarade a cueilli pour moi en sortant du Musée Civique, et je dis: Mademoiselle, j'aime éperdument une femme, qui m'aime, je crois; elle a vingt-sept ans comme vous; elle a des cheveux lourds et noirs avec une mèche blanche à côté. Vous permettez que je demande à cette fleur - qui s'y prêtera aussi bien qu'une marguerite - comment elle m'aime? - Elle dit: C'est très bien; mais asseyons-nous. Ce sera un véritable travail car ce petit chrysanthème est autrement compliqué que la marguerite. - Nous nous asseyons donc sur le parapet; moi avec les jambes balançant au-dessus de l'eau ou je laisse tomber les pétales (?) épluchées. Elle propose de m'aider et j'accepte (parbleu, j'ai bien ramé pour elle.) Elle prononce, sans se lasser: Sie liebt mich - von Herzen - mit Schmerzen - über alle Maszen - kann's gar nicht lassen - klein wenig - gar nicht. Cela dure très très longtemps. Je pense à Vous, avec concentration, croyant fanatiquement au verdict de la petite fleur. Enfin - enfin (j'admire la camarade en marge de l'action) nous arrivons à la fin. Et le verdict est: Kann's gar nicht lassen. C'est à peine si je comprends. - C'est bien? dis-je à la camarade. - C'est très bien, affirme-t-elle. Je me sens tout joyeux, comme un enfant qui a trouvé une pièce de monnaie. Je me laisse entraîner par la camarade, sans plus penser à elle; on entre quelque part: nouveau café, nouvel orchestre. Je prends une glâce panachée, la camarade un cherry brandy; on nous joue It's a long way to Tipperary, Yes, we have no bananas et un pot-pourri de Cavalleria Rusticana. Je rêve parfaitement, la camarade n'est plus la camarade, mais le compagnon: Vous. Pour cela il fallait que je ne la regarde pas. Mon regard flotte donc - et heureusement elle ne parle pas. Elle fume. Jusqu'au moment où elle me propose de rentrer. 10 heures ½. Plus de tramway, le retour qu'avant-hier soir j'aurais fait avec vous, je le fais avec la camarade, à pied. On passe de nouveau devant la petite foire; je demande encore un mauvais fusil. Puis on continue. On ne connaît pas le chemin; un paysan nous instruit. On monte dans des allées idylliques et sombres. Je ne me soucie guère si elle a peur ou pas peur, la camarade; la peur d'une autre me ‘possède’. Cela dure 20 minutes, une demie-heure peut-être. Puis brusquement, le grand chemin, avec une auto, et des feus. On rentre à 11 h. 15; on est à peine fatigué. Après m'avoir mis en pyama je m'étends sur ma chaise longue, au balcon. J'y suis resté longtemps: romantique, comme vous; rêveur, comme le compagnon. J'ai longuement pensé à vous, en regardant la ville en bas. - Kann's gar nicht lassen; qu'en pensez-vous? Vous qui aimez l'allemand. J'ai tant d'amour pour vous, d'amour, d'amour fidèle, durable, si vous saviez. Je serais tout à fait romantique, - et sentimental, ce soir, si vous étiez ici. Fuitt, Monsieur Perkens (qui a ‘tant de génie qu'il se trouve sur le bord de la folie’). Eddy et Eucharys. Je vous aime, Eucharys, je n'y puis rien non plus; je vous aime! - 2 heures. J'ai écrit en toute vitesse, pas un moment je n'ai dû chercher mes mots. Je vous ai fait ce ‘rapport’ pour que vous m'accompagniez quand même. Tout ce que la camarade a fait, vous auriez pu le faire; vous le feriez malgré tout, en imagination. Je vous aime tant Julia, - (comme vous me le disiez). Je ne veux plus rien y ajouter. Ce soir, vous devez savoir que je vous aime; et combien. Je vais essayer de dormir. Dormirai-je? je n'en crois rien. Demain, aurai-je une lettre de vous? Chi lo sa. Je l'espère seulement; je vais l'espérer, de toutes mes forces, avant de m'endormir. Peut-être que mon espoir produira demain la petite enveloppe blanche, sur le plateau portant mon petit déjeûner. Bonne nuit, chérie. ---
(Ma grande chérie à moi.) ------
(le soir, 8 heures)
Votre lettre est venue ce matin, avant-coureur d'une autre, promise pour demain, et que j'attends - peu importe comment. Vous étiez donc: ‘pas trop mécontente de ma lettre’, comme disent les mondains. Et j'en suis heureux. Je l'aurais voulue cent fois mieux, ma lettre. Davantage.
Ceci me trotte par la tête: ‘....Certitude, que nous sommes l'un à l'autre, - celui qu'il me fallait - celle qu'il vous fallait: ceux qui ne doutent plus, qui ne craignent plus -’. Je l'espère; de tout coeur. Rappelez-vous souvent que vous avez dit cela. ‘Celle qu'il me fallait’, j'en ai la certitude! I want you, Julia. Tellement!
Je suis triste, ce soir; sait-on jamais pourquoi. Vous n'êtes pas là pou m'aimer en silence.
(J'attends. Votre lettre? Et quoi encore?)
10 heures (à peine).
Je vais grimper dans mon lit; je ne peux pas écrire, ce soir. Je me sens un peu fatigué, aujourd'hui; comme je l'avais prévu je n'ai guère dormi. Pourtant si vous étiez ici je vous proposerais une promenade: avec vous cela m'aurait fait du bien. Peuh, dormons - comme une marmotte, disiez-vous.
Ne vous inquiétez pas; ceci n'est rien. ‘Das Unbestimmte’ pour rester dans mon cadre. Vous êtes bien mon trésor, n'est-ce pas? ma Pienserosa, ma Julia? Ma Julia tout simplement. Je suis fatigué, ma Julia, je n'ai rien d'audacieux je vous assure: I only want you. Je vais essayer de dormir; comme hier soir (ce matin!) je vous dis: bonsoir, chérie.
Je vous envoie demain les deux livres d'Alain-Fournier (avec étude de J. Rivière). Cela vous plaira certainement. Je n'ai pas le temps de les lire; vous me direz si c'est extra-bien. Bonne nuit, Celle qu'-il-me-faut. Je vous embrasse bien gentiment. -----
26 Août, le soir.
Vous voyez: j'ai déjà répondu. ‘Celle qu'il vous fallait’, je n'aurais pas demandé mieux; c'était d'ailleurs comme une réponse - à une question pas encore faite. Il y a en moi comme une accalmie (qu'il faut surtout ne pas confondre avec froideur). Tout le jour, je vous ai aimée comme je vous aurais aimée il y a deux ans. Certainement, il y a des moments (plus que vous ne pensez) où je préfère Pensierosa à Eucharys.
Votre lettre est venue, et vous me parliez (dimanche) de vos 20 ans. Je vous parlais (ce même dimanche je crois) de vos 20 ans. Cela indique une compréhension? spéciale? ou est-ce que cela prouve simplement que nous parlons et pensons comme de véritables (banaux) amoureux? - j'aime croire la première chose, Duco Perkens, l'ogre-ocre, la seconde. Mais peu importe, puisque --- L'essentiel se trouve ailleurs. Je suis calme, heureux, très-vous-aimant. Pensez à ceci (écrit à Lausanne): ‘Si je restais ici, sa présence me deviendrait quasi-indispensable’ (ce quasi, c'est D.P. qui l'a ajouté; le 3 juin, la nuit); et ceci (du 4 juin): ‘je ne me suis certainement pas trompé hier soir en prévoyant qu'elle me deviendrait quasi-indispensable’.... Je crois bien: que non! Je peux dire maintenant: C'est fait.
Tout à l'heure la femme très-etc. a cueilli deux marguerites et me les a portées à mon balcon: une pour elle, une pour moi. La mienne disait: ‘Sie liebt mich.’ La sienne: ‘Gar nicht’. Elle avait l'air contrarié. Elle aime un énorme allemand qui a porté le feld-grau pendant la guerre, j'ai vu son portrait dans un médaillon en forme de coeur; elle me l'a montré comme échantillon d'un ‘schöner Kerl’; souvent, quand nous sommes dans les cafés, nous avons fait la chasse aux beaux messieurs, elle me les indique, je donne mon opinion; rarement nous parlons des belles dames.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum