E. du Perron
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Evelyn Blackett
Brussel, 21 augustus 1930
Bruxelles, jeudi
Ma chère Eveline,
Vous écrivez avec beaucoup d'énervement, il me semble, ou avec un rapidité effrayante, car vos ‘hiëroglyphes’ comme vous dites, commencent à devenir illisibles. J'espère que vous faites dactylographier le roman? - Sans cela, impossible de s'y retrouver.
Je suis charmé d'apprendre que vous avez à peu près terminé cet ouvrage. Entre vos autres travaux, vos excursions sur l'eau, etc., c'est bien méritoire! Je suis curieux de voir. Quant au procédé, vous avez eu raison peut-être d'éviter le ‘clerking’. Ainsi nous verrons tout ‘sauf’ à la fin, même l'honneur.
Je ne suis pas charmé d'apprendre que vous passez à présent votre temps à ‘haïr le docteur Julian. - A quoi bon se haïr? (si ce n'est que pour s'aimer encore.) Par contre, vos refus de vous marier me paraissent très bien. - A quoi bon se marier? (si c'est pour s'aimer ...) - Ah! vous devez avoir bien des préoccupations psychologiques et mondaines! La diminuation de correspondance aidant, vous finirez par devenir un monstre d'expérience; une Ninon de Lenclos du XXe siècle, peut-être, quoique britannique. Faites seulement attention, chère, de ne pas devenir comme les femmes de Monsieur Michael Arien. Avec ‘le monde’, on doit facilement en arriver là, quand on est, par-dessus le marché, intellectuel; que dis-je? très-intellectuel.
Vous me demandez pourquoi je ne veuille pas vous prier de venir ici? Je ne m'y opposerai pas; mais vous prier de venir ‘pour moi’, serait prendre envers vous des obligations, et j'ai peur que je ne serai pas assez libre de pouvoir les remplir. Ma vie actuelle est racontée en deux mots. Ma mère et ma femme ne s'entendant pas, j'ai fini par les séparer: ma mère restant à Gistoux, ma femme et moi demeurant à présent au 104, Bouil.d Brand Whitlock, Woluwé-Bruxelles, d'où je vous écris du reste.* Cette nouvelle vie me laisse peu de liberté. Ma femme s'est douté de quelque chose, lors de mon voyage en Angleterre; si je devais vous revoir ouvertement, cela lui causerait beaucoup de peine - et à quoi bon encore tourmenter cette enfant qui ne comprend rien aux choses-intellectuelles-et-mondaines? Vous voir en me cachant, en me mentant, etc. ne me sourie guère. Pour être libre, il faudrait s'arranger ailleurs qu'à Bruxelles - en Hollande peut-être, mais la Hollande est chère et je n'ai pas d'argent. Ici à Bruxelles je pourrais vous voir, mais peu; c'est pourquoi je ne voudrais pas vous causer la désillusion de vous faire venir pour vous traiter - à peu près de la même façon que vous me l'avez fait à Oxford. Vous croiriez à une ‘revanche’, ce qui est bien loin de mon esprit.
Et puis, entendons-nous. Où, que ce soit, mieux vaut, pour vous et pour moi, éviter les complications. Soyez persuadée que nous irons très mal ensemble, en amour. Je me méfie de votre manie de mettre un peu d'amour dans toutes les relations: ce flirt anglais, avec code des choses permises et non-permises, m'horripile, tout simplement. Je me méfie quand vous dites: ‘You seem to have sworn to yourself not to kiss & be friends with her, who’ etc. Je sais bien que ce ‘kiss & be friends’, est une expression toute faite, mais les mots ne laissent pas de m'effaroucher quand même. Kiss and be friends, en effet ne me plaîrait pas du tout. Kiss and not be friends, ou: Not kiss and be friends, voilà comment j'entends les choses. Des deux l'une (depuis ma 18e année): où je kiss, et alors je couche en même temps, ou le plus vite possible après; ou je ne kiss pas, et alors je suis prêt à être les meilleurs friends du monde. On ne me fera jamais démordre de l'idée que cochonnerie consiste à kiss et re-kiss sans coucher ensemble.
Donc résumons. Même pour être les meilleurs friends du monde, sans le moindre petit kiss, je n'aurai à Bruxelles que peu de loisir. Si je devais m'occuper sérieusement de vous, je préfèrerais que ce soit ailleurs; le mieux serait alors de se voir un jour en Hollande. Vous ne connaissez pas ce pays, je crois? qui est autrement bien que la Belgique. A Amsterdam, je connais quelques personnes que je vous ferais connaître et qui sont mieux, à mon avis, que ces pauvres Belges, qui la plupart du temps ne parviennent pas à ressembler aux Français. Et puis Amsterdam est bien plus agréable à parcourir que Bruxelles!
Voilà. Vous voyez que je suis franc avec vous, avec toute la franchise de quelqu'un qui n'est pas tourmenté par l'amour. Peu m'importe si vous me trouvez ridicule. Venez à Bruxelles et vous me verrez peu, ou venez ailleurs et vous me verrez tout le jour. Croyez aussi que je n'ai aucune ‘mauvaise intention’, même en vous proposant de se retrouver Amsterdam - là ou à Ispahan, pour peu que vous me montrerez vos dispositions britanniques, je vous respecterai comme ma grand'mère (pour employer les comparaisons familiales que vous aimez tant: ‘father - brother - etc.’) Je ne vous porte plus la moindre rancune, je vous trouve plutôt sympathique, je suis très curieux de voir ce roman. A vous de décider maintenant ce que vous ferez.
Il va sans dire que - personnellement- je vous reverrai avec plaisir. Je suis même à vos ordres (sauf pour le kiss sans coucher). Comprenez-vous Madame?
Je pense que le roman et le very charming new gown doivent aller très très bien ensemble, et que vous ne serez que plus charmante à contempler avec grown haïr*. Je vous serre cordialement la main en vous conseillant de ne plus haïr le docteur J. - qui, à mon avis, vous aura toujours rendu le meilleur service de tous vos amis.
Votre
E.
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Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum