E. du Perron
aan
Evelyn Blackett
Gistoux, 31 oktober 1929
Gistoux, jeudi soir.
Dear, - j'ai été à Bruxelles où j'ai acheté les billets; et en rentrant ici je trouve votre lettre ‘par avion’. - Vous êtes vraiment un trésor - et pourtant: à mon tour d'avoir ‘a certain feeling’ assez inquiétant. Je ne me sens pas très ‘paternal parent’ - après avoir lu ce que vs me racontez; j'ai l'impression de voir nettement certains de ces gens que vs voyez, et j'ai peur que malgé tout vous ne trouviez cela assez ‘intéressant’ et que... Peu importe! Je verrai bien comment vous êtes; pourvu que je me retrouve... Je me sens en ce moment assez froid et lucide; et je serai quand il me faudra l'être; pour ne jouer aucune rôle dans certains jeux; tout simplement parce que je vous veux vraie, dear, même to the bitter end. - Après tout ce que vs me dites des convenances d'Oxford et de la vie que vs y menez, mieux vaut aussi renoncer à mon premier projet - passablement romantique, et vous dire tout de suite quand, probablement, nous nous verrons.
Je partirai de Brux. lundi à 8h.37 du matin, ce qui doit m'amener à Oxford vers 7h.15 du soir. Je serai sâle et fripé en arrivant (j'aurai eu le mal de mer!), je devrai me rhabiller et rafraîchir, il n'est pas sûr non plus que je trouverai une place au ‘Mitre Hotel’* je serai peut-être obligé de voir ailleurs, le train peut avoir du retard, etc. - mais mettons que je pourrai être chez vous vers 8h.30 ou 9h. au plus tard. (Ce sera plutôt 8h.30. vs verrez.) Soyez donc libre pour lundi soir; mettez au besoin tout le monde à la porte. Je vous ferai monter un petit mot; alors, descendez. J'aurai besoin de vous voir dehors surtout ne me faites pas monter chez vous, pour y prendre une chaise - et quelque attitude. Descendez et faisons une petite, ou grande, ou même très grande, promenade. (Si vous vous sentez bien, naturellement.) Si, à cette heure, vs n'avez pas dîné, dînez avec moi. Mais sortons, même s'il pleut, et regardons nous au grand air - même sans parler, si ça ne vient pas; voulez-vous?
Si vous ne pouvez pas (parce qu'il y aurait un Justin ou un Bermuda lover ou une Ena absolument trop tenace) mettez au ‘Mitre Hotel’ - où j'arriverai de toute façon - un mot contenant vos ordres pour le lendemain. Je saurai ainsi tout de suite que... Oh! et puis - non! soyez libre, lundi soir à partir de 8h.30. de toute façon, je puis bien vous demander cela.
Votre
Ed.
Ces questions d'argent - et de durée de mon séjour - etc., comme ça me parait drôle, à présent! Vous avez été admirablement explicite, chére, et moi, je dois vs avouer de n'avoir regardé que très vaguement tous ces détails. Nous nous débrouillerons toujours - s'il me faut rester; s'il me faut repartir, j'aurai toujours bien plus qu'il ne faut pour retrouver ‘old Malraux’ et coucher chez lui sur ‘mon’ sofa.
- Ne m'en veuillez pas si cette lettre n'est pas bien, dear; d'abord, il y a cette réalité qui approche, et puis, j'ai un sentiment pénible qui ne s'en va toujours pas.
‘Aren't we funny?’ - Je ne pense pas. Cela m'est égal de l'être; parfois; - mais pas avec vous; si vous ressemblez à... l'image (qui me vient de vous aussi, pourtant ...)
- Vous m'avez dit: venez - venez tout de suite - venez plus tard - non, tout de suite - non, plus tard ...; maintenant, je viendrai de toute façon, quitte à repartir le lendemain, s'il le faut. Et à disparaître même: comme vous vouliez faire disparaître la Belgique! Si vous n'êtes pas ce que je pense, je me résignerai - et même très facilement - sinon... Mais quoi qu'il arrive, je VEUX VOUS VOIR. Ce serait après tout trop impossible, si nous devions continuer à aimer ‘nos ombres’ jusqu'au 24 novembre, et nous écrire ainsi; - mieux vaut garder cela pour le roman!
II
La nuit.
Je rentre ici - la chambre où je ‘travaille’ - je relis votre lettre et je trouve que j'ai encore des choses à vous dire. Non pas sur des poèmes ou des romans, même pas sur votre situation dans la vie - nous parlerons bientôt de tout cela - mais des petits contes que je me fais quand vs me dites des choses comme: ‘I should have liked to - have - had - babies’ ou: ‘I wish - we could have married’. - D'abord, si vraiment nous nous aimons, et si vraiment vous y tenez - vous savez aussi bien que moi que ce ne serait pas absolument impossible: ni la 1ère chose, ni la 2de, dear. Mais je m'amuse à répéter vos rêveries et à rêver plus loin, par ex. ainsi: Nous ne pouvons pas nous marier, mais vs m'aimez tellement que vs voulez absolument des enfants. Comme, d'autre part, étant donné votre Britishness, et votre position, etc. etc., vous ne pourriez pas les avoir sans être mariée, il me faudrait à moi, vous trouver un père officiel et un mari idem. Je cherche parmi tous mes amis - ne voulant pas être à la merci d'un voyou quelconque - et je trouve: un bonhomme, que la simple idée de ‘mariage’ fait grincer des dents, mais qui en même temps est suffisamment mon ami, et suffisamment romanesque, pour se dévouer, étant donné les circonstances. Cet homme-là (je crois vraiment qu'il le ferait!) existe: c'est Slauerhoff. Vous, dear, vous le voyez; vous le trouvez très sympathique et digne d'être, officiellement, votre mari: vous auriez ensuite mes enfants - tant que vous voudriez! - et vous vous appelleriez Mrs. Eveline Slauerhoff. - Là, le rêve s'arrête. Je ne rêve pas que vous l'aimez, plus tard, qu'il devient vraiment votre ami, etc. - ce serait un peu trop naïf. Non, il n'y a que la situation' possible' qui m'amuse. - Et par contre, si nous nous marions - si ce n'était dans 3 ans, ce serait dans 6 ans; si vraiment vous me convertissiez jusqu'à vous aimer (ce qui s'appelle aimer) et vous épouser à la fois - alors, vous vous appelleriez Mrs. Eveline du Perron et il y n'aurait plus aucune servante anglaise qui saurait prononcer votre nom convenablement. Vous seriez Mrs. ‘Evelynn dyou Pernne’; et cela vous amuserait? Vous ne pensez pas à ces petites questions d'état-civil; mais moi bien. C'est que je suis marié, que j'ai signé des contrats, que j'ai écouté avec sérieux la lecture de ces contrats, que j'y ai vu mon nom étalé de façon très imposante: ‘Monsieur Charles Edgar du Perron, fils et enfant unique de Monsieur Charles Emile du Perron et de dame Madeline Marie Mina Bédier de la Prairie’ - c'est beau, n'est ce pas? - et alors, après cela: ‘futur époux’ et: ‘d'une part’ le nom de ma femme, qui, ma foi, avait un je-ne-sais-quoi de bien imposant aussi, étalé ainsi entre celui de son père et de sa mère; et tout cela pour aboutir à ce qu'un jour un vieux bonhomme complètement gâteux vienne vous marmonner des âneries en prétendant vous unir pour la vie! (Après tout, je ne sais même pas s'il a dit cela; je n'ai pas écouté!* Nous n'étions que quatre, heureusement, moi, la future épouse, et deux de mes bons amis. Les amis étaient bien plus beaux que moi: ils avaient des cravates, dear, tout à fait ‘mariantes’ (comme disent les Wallons). Le bonhomme gâteux s'est mis - à un certain moment - à sourire et à dire qu'il ne savait pas,... mais,... qu'il avait l'impression,... d'avoir fait là,... un très-bon couple... (ou ‘très-heureux’, ou peut-être bien ‘très-assorti’, j'ai oublié.) C'était grand! - Après, nous nous sommes faits photographier - oh! je voyulais la blague jusqu'à fin! - nous avons fait faire de vraies photos de photographe (je vous ai dit combien je les aine ...) et avec les témoins! Les témoins, du reste, ornent beaucoup cette photo. Il y en a qui a l'air rêveur, l'air de se dire: ‘Oui, moi aussi, çà m'est arrivé jadis ...’ L'autre a l'air de se dire plutôt: ‘Mon-Dieu, que voulez-vous? ce sont des choses qui arrivent.’ (Think about it; the meaning is different - comme vous dites.) - Oh! je sais que vous vous cambrez, que vous me trouvez stupide et que vous êtes convaincue que le Mariage est bien, n'en déplaise à ce mariage! C'est seulement dommage que moi, je l'ai fait ainsi. J'ai été trois fois sur le point de me marier - avant cette fois-ci; et quand je l'ai fait, c'était absolument comme si je faisais autre chose. ‘J'avais à le faire’; je vous l'ai dit; m'étant pénétré de cette ‘vérité’, je me suis executé. Il n'y avait - le soir de ce jour-là - rien de changé pour moi, et peut-être tant de choses changées pour ma femme (heureusement elle n'en a rien montré). - Après cela, dear, il m'est difficile de m'imaginer comment nous ferions pour nous marier: un jour ou l'autre... Si je vous aimais comme vous le voudriez, il est évident ce jour-là vous ne changeriez pas pour moi - et pourtant, la simple idée que vous étiez devenue - VOUS, dear - ce jour-là, de Miss Eveline Blackett, Mrs. Eveline du Perron, me remplirait de pitié.
Dieux! comme les gens sont arrivés à rendre la vie bête! (par besoin d'administration ...)
Et pourtant - comme vs dites - il y des bons mariages. Il y en a même des excellents. Je pense à Malraux et sa femme - une femme remarquable, qui a partagé toutes ses aventures et dont je vous parlerai; une femme très femme et très frère-d'armes et très intelligente à la fois - mais enfin, Malraux c'est Malraux, et moi c'est moi. - ‘I wish - we could have married.’ Et vous m'avez jamais vu (ma chère enfant); et vous êtes peut-être une des rare femmes avec qui on aimerait se marier.
Je parle de tout ceci assez tranquillement - n'est-ce pas? - et pourtant, je vous aime beaucoup, dear; il ne vous faudra que ressembler légèrement à votre propre image, pour que je vous aime sans phrase. - Seulement, je me gondolerais (autre belle expression bien française!), si, après avoir découvert cela, je devais découvrir que vous, love, you won't love me at all. - Que voulez-vous que je fasse alors, sinon retrouver ‘old Malraux’ - qui rêve de révolutions à côté de sa femme - pour lui raconter toute l'histoire, pour retrouver ainsi l'équilibre - moral d'abord, physique ensuite: à Napoli, con una carina ragazza qui ne sentira pas trop mauvais? - Vous voyez, je continue mes rêves... Tout cela si je vous aime (et que vous m'aimez-pas). Mais le plus terrible serait peut-être si vous ne ressembliez pas à votre image. Non point pour ce qui concerne notre amour - mais pour le VIDE. Je vous ai trouvée, dear, les Dieux ne savent pas comment. Mais si vous, vous n'étiez pas VOUS: - que chercher, où recommencer, qu'attendre?... Je me pose la question froidement.
Comprenez-vous ce que je veux dire quand je vous dis que ce qu'il m'importe de savoir, c'est moins ce que vous serez pour moi, que sur quel plan vous serez quelque chose pour moi? (Think of it; the meaning is different.)
Bonsoir, chère. En attendant, JE VOUS AIME; permettez-le moi.
*J'ai vu qu'il n'est pas Broad Street, mais High Street ou Carfax.
*Il ne s'agit pas d'un curé mais d'un échevin.
P.S.- Mais si nous ne ns marions pas, dear, et que vou êtes tout de même VOUS, et que moi je reste moi... permettez-moi de venir mourir près de vous, quand nous serons vieux (comme Tourguéniev à Bougival) - voulez-vous?
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum