E. du Perron
aan
Evelyn Blackett

Gistoux, 30 september 1929

Gistoux, lundi 30.9.

Chère Mademoiselle,

Merci de votre longue lettre à laquelle je répondrai fort imparfaitement sans doute, puisqu'il 's agit de vous répondre par retour du courrier. Merci aussi du recueil anthologique que vous m'avez envoyé si spontanément et que je lis, avec un certain effort - non pas à cause de la langue, mais à cause de l'esprit. Je vous ai envoyé, avant-hier, une autre ‘petite curiosité’: un livre que m'a donné un jeune poète belge et que je n'arrive pas à comprendre (même par l'instinct ou le sentiment). Peut-être serez-vous plus heureuse, et en tout cas, comme objet ce bouquin vous paraîtra peut-être drôle. Excusez‘moi si j'ai mal fait, mais n'en parlons plus.

D'après votre lettre - et tout en tenant compte de la ‘noire mélancolie’ qui vous tourmente de temps en temps - vous me paraissez non seulement d'une intelligence très ouvert (je crois que c'est comme çà qu'on dit), mais encore très énergique ou vivante, si vous préférez; bref, dans le vrai sens du mot: jeune. C'est très bien d'être comme cela. Je vous verrai sans doute avec plaisir, mais je pense que de votre côté, il vous faudra préparer à une désillusion. Je ne suis ni jeune ni sportif, mais quelque chose comme un ‘gentilhomme campagnard’, retiré, peu mondain, et pourtant n'aimant ni l'élevage, ni la pêche à la ligne, ni, à vrai dire, quelqu'autre occupation champêtre. Si vous appartenez à la dernière génération, qui se prépare, probablement, à reconquérir certaines valeurs - moi, je suis, il me semble, terriblement ‘individualiste’ (pour employer les étiquettes courantes) et aussi ce que les gens énergiques appellent ‘sceptique’, je crois. Mais qu'importe? Nous sommes, à présent, tellement intelligents et nous avons tant de théories à notre disposition... Ce qui compte, n'est jamais cela. S'il nous faut continuer à nous connaître, le mieux est de se voir, to shake hands, comme vous dites, et de causer, mais de causer tranquillement. Je vous dirai de vive voix ce que je pense de la poésie anglaise, si cela vous intéresse, et vous m'expliquerez pourquoi vous détestez le 19e siècle; mais sans doute ferai-je bien plus attention à vos expressions, votre ton et votre voix qu'aux opinions (en elles-mêmes) que vous me direz. En somme, au temps où nous vivons, ce qu'il faut demander avant tout à quelqu'un, c'est d'être vrai.

Connaissez-vous beaucoup de littérateurs, surtout de jeunes? Je ne sais pas comment ils sont en Angleterre, mais en France et en Belgique, c'est le plus souvent exaspérant. Tout ce monde s'est fabriqué une âme de parade, adaptée aux temps, et, avec ou sans esprit, ils sont doctes, ils émettent des théories et des conclusions: sur la littérature, la vie, avec ou sans V, mon Dieu, sur tout ce que vous voulez. Un moment j'ai eu peur que vous n'aviez remarqué mes ‘historiettes’ que parce que vous étiez une femme très moderne, c.à.d. imbue de toute la superiorité de l'automobile et de toute la sagesse du jazz-band. Votre lettre m'a quelque peu tranquillisé sur ce point; vous devez avoir des goûts plutôt trop ‘classiques’ que trop ‘modernes’. Sincèrement: j'aime mieux. Je diffère en ceci peut-être de vous que je n'aime pas toujours (ou surtout) ce qui est sain, mais je déteste, sous n'importe quelle forme, les singeries et le cabotinage. Ainsi, je trouve peu de plaisir aux conversations littéraires ou autrement ‘intellectuelles’, que j'ai recherchées il y a quelque temps. J'ai 30 ans, j'en avais 21 quand je suis venu en Europe, et mes relations littéraires ont donné peu de résultat: 3 ou 4 amis hollandais qui écrivent (dont un, le poète A. Roland Holst, a fait ses études à Oxford!) et un français, André Malraux, l'auteur des Conquérants, un écrivain de premier ordre, mais, ce qui est autrement bien, un homme.

Viendrez-vous à Bruxelles? Je peux m'y rendre facilement, Gistoux n'étant éloigné que de 36 K.M. Vous pouvez me fixer rendez-vous où vous le désiriez, entre 11 h. du matin et mettons 6 h. du soir - puisqu'il me faudra repartir, le soir, vers ma campagne. J'attendrai donc un mot de vous, soit de l'Angleterre, soit de Bruxelles (?) et vous prie de me croire, chère Mademoiselle, bien à vous,

EduPerron

Je vous enverrai mes productions courant en nouveau-Batave dans le courant de cette semaine.

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

vorige | volgende in deze correspondentie
vorige | volgende in alle correspondentie