E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Brussel, 22 februari 1923
Bruxelles, 22 Février '23.
Ma chère Clairette,
Je viens de lire votre lettre; laissez-moi vous répondre très calmement - j'espère ne jamais plus vous écrire une lettre, comme celle du restaurant Italien à Paris; je n'avais pourtant rien bu!, j'essaierais d'être clair malgré les pièges que me tend partout la langue française; essayez de votre part de me lire avec calme et de me comprendre.
Je vous parle maintenant comme je parlerais à un ami très sûr à qui je devrais exposer ma situation.
Donc, avant tout, je mets ceci: Dans rien de ce que je vais vous dire vous ne devez chercher un reproche déguisé. Je ne fais qu'exposer, tranquillement, et en pédant! Avant tout aussi je reconnais votre bon droit de travailler à votre bonheur tel que vous vous le représentez; ma foi, sans cela la vie serait bien triste pour chacun de nous! Mais tout comme je ne peux vous empêcher d'être inquiète et de penser à moi, vous ne pouvez pas m'empêcher d'envisager ma vie selon mon caractère.
Demandez un peu à Simone de Moor: il y a un poème de son ami Kipling qui s'appelle If (Si); c'est rempli de conseils pour quelqu'un qui veut devenir un homme; dans ce genre: ‘si tu peux faire ceci, si tu peux faire cela, etc. etc. etc. le Monde sera à toi et tu seras un HOMME, mon fils!’ - C'est très beau à lire dans un fauteuil; et très ridicule en même temps pour chacun qui n'est pas blasé, apathique ou complètement sans nerfs. ‘Si, ayant placé tout sur une carte, on perd et qu'on recommence sans broncher à se faire une toute nouvelle fortune’ (ou qq chose ds ce genre) - tu seras un HOMME, mon fils. C'est très malheureux quand on ne possède pas cette qualité et je suis de ces malheureux, je crois.
J'ai placé tout sur vous, je perds, et ma chère Clairetty je me sens parfaitement inutile. Plus je me sens calme, plus j'ai ce sentiment-là. C'est bête, c'est lâche, c'est etc. - je connais tout cela: mais c'est moi. C'est idiot d'aimer n'importe quelle femme tant, qu'on en devient mou (comme une chique!) Et si cela me plaît à moi de vous aimer ainsi? N'est-ce pas mon bon droit comme je vous laisse le vôtre?
Si je me suis ‘suggéré’ qu'avec vous je ferai tout, sans vous je ne ferai rien, - eh bien, c'est peut-être très stupide, mais c'est ma manière à moi de sentir.
J'ai envie de dessiner ici une étoile * ou un II romain comme si j'écrivais un tract; puisque je suis là, écrivant avec calme, avec soin, raisonnant comme un maître d'école.
Et puisque je raisonne, c'est inutile de me dire que je ne vous ai point perdue, que vous serez toujours là à m'encourager, à faire pour moi ce que vous pourrez. Vous aviez ‘besoin d'un mari’, j'ai besoin d'une femme.... à aimer, qu'elle soit ma maîtresse ou mon épouse peu importe, puisqu'elle serait toujours la femme que j'aime et que, pour moi, il n'y a que cet Amour qui compte. Je n'ai donc pas besoin d'une soeur, ne fût-ce que, n'aimant pas l'inceste, je n'ai pas besoin de désirer ma ‘soeur’.
Mais ‘la femme que j'aime’ aime un autre, dont elle sera l'épouse - et cela met fin à tous mes rêves. Je ne veux pas être votre petit Eddy à recevoir des tendresses de tante, ou de mère; je vous l'ai dit: étant enfant gâté je ne me content pas d'un crayon quand on me prend un stylo! Ah, non, Clairetty, voyez-vous ce ménage: votre mari le grand pilier de votre bonheur et moi la boîte à musique qui joue tour à tour des chansons tristes ou gaies? Pour ne pas encore parler d'autres complications: moi, toujours guettant votre bonheur, comptant sur la ‘prophétie’ de votre anglaise, toujours ridicule ou ‘détestable’, finissant peut-être par me faire haïr par vous et par ajouter une couronne de noblesse à la gloire de votre mari! Vous le savez: je vous aime trop pour cela, et je m'aime trop, aussi!
Pourquoi voulez-vous me savoir ‘travaillant, luttant’ etc. puisque je suis calme? Et pourtant: je travaille. Avant de quitter l'Europe je veux me prouver que je n'étais pas un blagueur tout simplement. J'ai écrit quelquechose qui n'attend que les illustrations de Duboux pour aller à la presse; j'écrirai encore autre chose et je me dépèche, car je n'ai pas oublié vos mots quand je vous ai demandé de ne pas vous marier avant mon départ aux Indes: - ‘Vous ne pouvez pas me demander cela, Eddy.’ - Vous avez cru peut-être que j'y mettrais des années. En Août ou Septembre je serai parti. Aussi je ne vous dis pas qu'à Java je ne travaillerais pas. Probablement écrire sera plus fort que moi. Mais sinon, si je peux y trouver une existence assez remplie, solide, calme, pourquoi n'accepterais-je pas ce genre de ‘bonheur’? J'y ai des amis, trop simples peut-être, mais très dévoués; mon vieil Adé dont je vous ai parlé; à nous deux nous arriverons bien à nous faire une vie.... gentille.
Et, franchement, supposé un instant que je serais devenu ici un ‘grand homme’ (!) - à quoi servent quelques oeuvres plus ou moins intéressantes, sinon à se faire une existence agréable et justifiée en même temps? Je trouverai autre chose là-bas, n'étant pas un imbécile accompli.
Je vous parle vraîment, Clairette, comme à un ami; Jacques lit non loin de moi, je m'imagine lui parler au lieu de vous écrire; j'ai failli ajouter à la phrase précédente: ‘Ça colle?’ Je pousse mes confidences donc plus loin, maintenant.
Il y a malgré tout une chance que je reste en Europe. C'est quand je trouverais une femme qui vous remplacerait complètement. En ce cas-là je pourrais assister à votre mariage même comme témoin si vous le désiriez, et je serai un parfait ami de vous deux et un spectateur franchement content de votre bonheur conjugal.
Seulement: cette chance est bien petite! Où voulez-vous que je trouve cette femme? La chercher? C'est la méthode infaillible de la manquer. C'est peu probable que je la trouverai dans le ‘monde’ - vous étiez un cas très exceptionnel! -, si elle est jeune fille elle ne m'accepterait pas comme mari et encore moins comme amant, si c'est une femme faite (le beau titre!) elle ne m'appartiendra pas tout à fait pour d'autres raisons. Je peux très bien m'imaginer ce que c'est que ce genre de maîtresses; la caractère d'une pareille liaison me déplaît.
Dans la petite bourgeoisie on ne trouve que des jeunes filles (ou femmes) aussi insipides que dévouées; une femme tombée et très-malheureuse est préférable et souvent plus intelligente, mais au vingtième siècle ces créatures sont peu nombreuses, et la cocotte ordinaire - quoi que je me dise et quoique j'y fasse - me dégoute ‘jusqu'aux tréfonds de moimême’: cette chair de poules me donne la chair de poule!
Les femmes du monde sont trop brillantes pour moi, le demi-monde ne fait que calculer, et pour descendre plus bas je me sens trop brillant. Quelle horreur que ces midinettes qui se croient tellement intéressantes dès qu'elles sont un peu jolies et qu'elles ont lu quelques romans-feuilletons..... Vous voyez: les héroïnes de Victor Hugo, d'Alfred de Musset, de Théophile Gautier n'existent maintenant qu'en édition d'après-guerre.
La chance ne se présentera pas, personne ne me donnera (entre février et septembre) la confiance et la tendresse qu'il me faut et je m'embarquerai, ma Jolie, avec tout le poids de mes sentiments d'être seul et inutile.
Ici il faut une série de points.
Et voilà, Clairetty; après la lecture de ces six pages vous devez être tranquillisée. Je me suis expliqué avec sincérité, - malgré le ton par moments insincère de mon récit, - vous savez maintenant ce que je pense de ma situation. Je ne savais pas que l'Amour signifiait tant pour moi, mais espérons que le Sort va placer sur mon chemin la Belle qui me consolera! - et je resterai, et je serai content, et je me ferai faire un frac pour votre mariage.
Je vous laisse au vent de Zoute et aux discours de Simone De Moor. Si vous vous livrez au jeu de Dames pensez à moi un peu.
Votre
Eddy
P.S. - Je crois que, comme nous avons jeudi et que vous serez rentrée à Brux. samedi, ma lettre peut très bien arriver en retard à Zoute. Je la porterai donc chez vous après-demain matin; c'est plus sûr.
Bon voyage à Paris, Clairetty! Je ne suis pas assez hypocrite pour aller plus loin: vous pouvez transmettre à Monsieur votre fiancé l'expression de ma plus profonde haine.
E.
Origineel: particuliere collectie