E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Brussel, 24-25 augustus 1922

jeudi, le soir

Clairette, chérie,

me voilà de nouveau devant une lettre qui va vers vous. Je vous ai pourtant écris longuement hier. Si je continue ainsi, je risque de vous ennuyer bien tôt. Alors: soit! - vous me le direz. Bruxelles me brûle sous les pieds maintenant; après le temps que nous avons passé ensemble - je parle des 4 ou 5 derniers jours, Clairette, car le reste ne compte qu'à peine - j'ai hâte de partir à mon tour. Ah, le bonheur d'être seul, sans personne autour de moi qui me connaîtra, être libre de penser à Vous tant que je le voudrai! Si vous vous doutiez un tout petit peu de ce que vous êtes devenue pour moi! De temps en temps je ris de me voir si ‘bêtement amoureux’: le mot est odieux! Je sais pourtant qu'on est toujours ridicule, et aveuglé, et.... et beaucoup plus, quand on l'est. Et pourtant, écoutez, Clairette, je ne veux jamais plus me contenter d'un demi-amour, après tout ce qui s'est passé entre nous; - je préfère être complètement malheureux. Le jour que je vous ennuirai tout à fait, vous me direz froidement: ‘Eddy, tu m'ennuies’. Et ce sera la fin. Plutôt cela que douter de nouveau et me dire cent fois: ‘allons, soyons brave, ça vient; tu seras seul’ et m'apercevoir ensuite que je ne suis pas encore seul, que vous êtes toujours là, me boudant, le dos tourné vers moi, mais pas encore partie;- que vous êtes toujours là, mécontente, mais une mécontente amie. Et puis je commence à faire de mon mieux pour refaire de vous une amie contente; j'y arrive et ce n'est que pour me dire alors: ‘eh bien, tu ne seras pas seul, mais tu n'auras qu'une contente amie.’ Vous ne savez pas ce que c'est, vous qui êtes sûre de moi! pour vous ce constant amour que je désire tant n'est qu'une chose bien embarassante, peut-être. Vous devinez que je ne vous écris tout ceci que pour vous entendre dire: ‘Non!’ Mais vous direz: ‘Je ne sais pas.’

Mais Clairette, avouez que c'est juste que vous aussi vous allez me dire tout ce qui vous passe par la tête. J'y compte! Comment voulez-vous que moi, qui doute toujours à mon droit de parler, vous dirai tout, quand vous, qui pouvez en être sûre que vous n'avez qu'à prononcer ce que vous pensez, ne dites rien? (Je me suis battu avec cette phrase. Mais j'espère que vous me comprenez tout de même.)

Je n'aime pas du tout votre déclaration: - Oui, je suis sûre de vous. Mais j'aimerais autant être sûre de moi, pour me faire sûre de vous ensuite. - Ce n'est pas l'orgueil qui se trouve en ces mots qui m'a fait de la peine, c'est leur simple signification. C'est l'idée que vous doutez,- quoiqu'autrement que moi!

Voyons, je m'arrête. Je ne peux pas continuer ainsi. Au moment que vous lirez tout ceci, vous m'aimerez bien, peut-être. Alors ce discours ne saura que vous fâcher. Car je suppose que vous n'aimez pas que moi je doute de votre amour, les quelques moments que vous n'en doutez pas! Chérie, je suis bien malheureux de mon bonheur. C'est peut-être parce qu'un bonheur complet est comme un de ces gateaux ( vous rappelez-vous?) trop doux! Consolons-nous et croyons ceci! amen. -

J'ai rendu visite à votre ami Schönberg, hier, le soir; il demeure si près de moi. Résultat: j'ai passé une grande partie de ce jour avec lui. Pour le moment je n'ai pas envie de vous raconter ce que nous avons faits ensemble; j'aime autant penser à vous seule. Je vous enverrai ce bout de lettre tel qu'il est, c'est mieux, et vous écrirai bientôt autre chose. ‘Le petit Jean’ est en route, les photos s'y trouvent dedans, j'ai gardé les clichés pour me faire tirer encore une épreuve de votre attitude ‘Bouddha’, pour mon petit ‘musée de poche’. Puis ma mère m'a demandé une épreuve pour elle; elle garde une collection de photos choisies dans sa boîte à coudre (?), comment appelez-vous cela: cassette? Pour le moment je vous quitte. Soyez heureuse à Quinto; reposez-vous bien!

Mes respects à votre maman, ajoutez-y ceux de mes parents. Je vous embrasse sans m'arrêter. Jusqu'à demain; quand cette lettre partira!

Eddy

P.S. - (vendredi matin)

J'ai relu ces lignes et je me demande... ce qu'en pensera votre maman si elle les lira! Alors que répondrez-vous, Clairette? vous seriez bien dans l'embarras et je ne serai pas là. Mais - croyez-vous que votre maman ne se doute de rien? Je l'espère mais n'arrive pas à le croire. Elle voit et elle juge trop bien, elle est trop intelligente pour ne pas avoir compris et si elle ne vous a dit rien c'est par générosité, il me semble. Ou je me trompe ou bien c'est elle qui se paye nos têtes; d'ailleurs j'ai remarqué qu'elle me regardait de temps en temps avec des yeux bien ironiques. Non, je crois que c'est elle qui se moque de moi. Je crois que c'est Pascal qui a déclaré que le moyen de se voir trompé est de se croire plus fin que l'adversaire. Mais je crois madame Petrucci plus fine que moi et - ne m'en voulez pas, Clairette - que vous aussi! En tout cas, qu'elle le sache ou non, je continûrai à vous écrire comme j'ai fait, je ne pourrai autrement. Et le moyen employé souvent d'insérer dans la même enveloppe une autre lettre.... inoffensive, montrable (?), me répugne trop. Il faut braver la tempête si elle vient, Clairette; après tout c'est plus droit. Osez-le!

Puis: que je vous aime; elle le sait depuis longtemps.

Je la dédie la photo de moi avec l'enfant flamande, sous ce titre: ‘Les deux gosses, pas de Pierre Decourcelle’. Je vous écrirai bientôt quelques ‘faits divers’. Je vous embrasse encore et puisque c'est par lettre, s'il le faut: sous les yeux moqueurs de votre maman.

Eddy

Origineel: particuliere collectie

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