E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci

Brussel, 23 augustus 1922

Bruxelles, mercredi

Ma chère Clairette,

Ce jour je me suis levé très tard, vers 11 heures et demie, mais je ne sais pas à quelle heure je me suis endormi. Je vous ai vu, entendu, revu, entendu encore, tour à tour et continuellement: vous étiez si gentille les derniers jours. Vous êtes mon trésor; il n'y a rien à faire. Je peux me répéter mille fois que je ne vous mérite pas, qu'il me faut un rude travail, des efforts considérables, aussi continus que mes pensées à vous, pour me sentir un peu plus ‘de valeur’, je finis par me sentir heureux, profondément heureux pour le moment; par mettre de côté ma peur de l'avenir, et me donner complètement à ma joie du présent. Joie est un vilain mot, plaisir aussi. Extase est affecté. Je déteste les grands mots parce qu'ils ne font que rendre pompeux ces sentiments qui sont toujours plus profonds, plus forts, plus affirmés qu'eux. Je vous aime, Clairette. Je pourrai remplir dix pages avec la répétition de cette formule trop usée, et précisément parce que c'est usé je n'aurais toujours rien dit; cela ne me soulagerait pas. Et vous me trouverez stupide!

Vous vous rappelez ce passage de ‘Cyrano’, quand Roxane demande à Christian de ‘broder.... brôder’, parce que ‘Je vous aime’, c'est le thème; et lui qui ne sait que varier son stupide ‘Je vous aime’ par un ridicule ‘Je vous adore’. Elle le quitte et le spirituel Cyrano sauve la situation. En lisant cela j'ai naturellement fait ce que fait chaque lecteur attentif de Cyrano; j'ai admiré le héros de la pièce, parce qu'il m'amusait et j'ai ri de Christian parce qu'il était..... stupide. Mais voilà justement la différence qui me fait préférer ce même Christian à ce même Cyrano, à présent. Puisque les spiritualités de Cyrano sont adressés au public, bien jugé; qu'en les servant à Roxane, il la considérait elle-même un peu comme public, en servant en même temps son amour-propre, son amour-propre de beau-parleur. En vérité j'ai appris à estimer Christian ces derniers jours, chaque fois, notamment, que je me suis senti aussi dépourvu de spiritualités et de mots.

J'ai lu, il y a quelques jours, Toi et Moi de Paul Géraldy; je ne vous en ai pas parlé. C'est que malgré tout les conversations de ce monsieur à cette dame m'irritaient; il parle trop bien (même quand il feint de ne plus savoir parler,) il est trop fin, trop peu ‘straightway’. Je vous copie ceci, par exemple:

 
Je sais bien qu'irritable, exigeant et morose,
 
insatisfait, jaloux, malheureux pour un mot,
 
je te cherche souvent des querelles sans cause....
 
Si je t'aime si mal, c'est que je t'aime trop.
 
Je te poursuis, je te tourmente, je te gronde....
 
Tu serais plus heureuse, et mieux aimée aussi,
 
si tu n'étais pour moi tout ce qui compte au monde,
 
et si ce pauvre amour n'était mon seul souci.

Comme expression de sentiment, c'est bien. Le sentiment même, je le connais! Mais la finesse d'expression, l'élégance des phrases me sont antipathiques. Je suis trop lourd pour cela, je ne m'aurai jamais exprimé ainsi, même si je le pourrais! Car élégance est légèreté. On parle ainsi à une belle poupée.

Vous que j'aimerais avoir comme ami, otez toutes les arabesques de ces phrases et vous aurez l'exacte expression d'un de mes sentiments des plus assidus. Ou entêtés, si vous voulez. Mais maintenant, lisez bien cette petite chanson écossaise, du paysan-poète Robert Burns, adorablement simple - rustique peut-être mais elle vous tombera à Quinto! - et vraie.

 
My love is like a red red rose
 
That's newly sprung in June:
 
My love is like the melody
 
That's sweetly play'd in tune.
 
 
So fair art thou, my bonnie lass,
 
So deep in love am I:
 
And I will love thee still, my dear,
 
Till all the seas gang dry.
 
 
Till a' the seas gang dry, my dear,
 
And the rocks melt wi' the sun:
 
And I will love thee still, my dear,
 
While the sands o' life shall run.
 
 
And fare thee well, my only love,
 
And fare thee well awhile!
 
And I will come again, my love,
 
Tho' it were ten thousand mile.

Je vous fais une traduction sur un autre bout de papier. Je suis sûr que vous commencerez par ne pas lire la chanson; mais retounez-y et lisez attentivement. C'est tellement pur, droit, sans faux art de parler. Le vieux Burns, qui oublie de parler parce qu'il a tant à dire, vous dira pour moi ce que j'ai à vous dire.

Voilà. Je vous ai promis de vous écrire ce qui me passera par la tête. C'est cela.

 
And I will love thee still, my dear,
 
Till all the seas gang dry.

Vous êtes dans le train, maintenant, très fatiguée probablement, donnant de la tête ou dormante tout à fait. Votre maman plus énergique, plus vigoureuse (pardonnez-moi!) regarde par la fenêtre ou fait quelque compte. Ecrivez-moi si les controleurs étaient polis ou brutals. Si votre maman était noircie, à la fin. S'il y avait de l'eau et du savon dans le...... train. Si vous vous êtes querellées, pour faire passer le temps!

Je me rappelle votre profil de l'autre voyage, vos yeux fermés, votre épaule qui protégeait votre menton et votre bouche qui happait de temps en temps, comme font les petits enfants. Et je suis content tout de même que je ne suis pas là!....... Ici j'ai la liberté de vous évoquer, comme bon me semble!

- Ce matin je me suis demandé ce qu'il me restait à faire pour vous. Il y a les souliers, j'irai tout à l'heure en postant cette lettre. (Vous voyez que je vous écris vite.) Je trouverai aujourd'hui ‘le petit Jean’ que je vous enverrai demain, avec les dernières photos. Ensuite? Il y a toujours ‘le Crapouillot’, vers la fin du mois; ça me console! Mais je ne trouve plus rien, pour le moment. J'ai envoyé les photos du tennis et une lettre (!) à mademoiselle De Moor; ce qui m'intéresse le plus c'est le nombre de mes fautes. Je suis égoïste!

Pour aujourd'hui je vous quitte; il faut aller chez Dupont. Je boxerai sans force, sans vitesse, sans attention, sans souffle, il sera peu content, je sais tout cela d'avance! Je suis sûr que j'ai beaucoup oublié à vous dire. Faites mes compliments à Giulio et à toute sa famille, et saluez de ma part Michele (non, ce n'est pas Lanzetta!) Gordigiani. Vous avez, avec votre maman, toutes les amitiés de mes parents. Voulez-vous remercier bien sincèrement votre maman de ma part? - je l'ai fait moi-même et elle m'a dit que je me moquais un peu d'elle. Rien n'est moins vrai. Elle est en vérité une femme extraordinaire! et je ne crois pas qu'elle me déteste, elle me l'aurait bien montré. Faites-moi vite savoir de quoi vous avez encore besoin et croyez-moi chaque moment à vous. Voulez-vous une anthologie de baisers?

Eddy

 
Traduction
 
(rose très rouge)
 
Mon amour est comme une rouge rouge rose
 
Qui vient de fleurir en juin:
 
Mon amour est comme la mélodie
 
Dont on joue doucement l'air. (Ou: sans détonner, Qu'on joue s.d.)
 
 
Si belle tu es, ma bonne fille,
 
Si profond je suis en amour:
 
Et je t'aimerai toujours, chérie,
 
Jusque quand toutes les mers seront sèches.
 
(‘Gang dry’ est écossais, en anglais ce serait ‘go dry’: iront, deviendront sèches.)
 
 
Jusque quand toutes les mers seront sèches, chérie,
 
Et que les rôchers vont se fondre au soleil:
 
Et je t'aimerai toujours, chérie,
 
Tant que le sable de la vie coulera.
 
 
[tekening]
 
 
Et sois heureuse, mon seul amour,
 
(que tout va bien pour toi, portes-toi bien (?), le sens original de ‘farewell’ = adieu!)
 
Sois heureuse pendant / pour ce temps!
 
Et je reviendrai, mon amour,
 
Fût-ce de dix mille lieues.
 
 
(A déchirer.)

Origineel: particuliere collectie

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