E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Parijs, 10 mei 1922
Paris, 10 Mai '22.
Ma chère Clairette,
Je viens de passer une affreuse journée, je suis fatigué et misérable. J'ai longuement pensé à vous, - c'est que vous êtes la seule personne que j'aime complètement, pas parce que je vous aime - quelle paradoxe - mais à côté de cela. Mes parents, ou Jeffay - c'est à rire: n'en parlons pas. Je ne veux même plus continuer, vous croirez peut-être que je veux écrire un poème en prose ou un chapitre de roman. Et je n'en ai pas la moindre envie!
Laissez-moi ne rien vous expliquer. Je suis tellement seul ce soir, je me sens insignifiant, misérable; voilà, je vous l'avoue, sans orgueil. Orgueil? L'orgueil d'un garçon de 22 ans qui n'a rien fait et qui ne fera rien probablement? C'est ridicule. - Et si je continue c'est vous qui rirez!
Clairette, j'ai besoin d'une chose; c'est vous qui devez me la donner, comme une véritable amie. Je veux ces mots écrits par vous, bien fermes, bien grands, je vous en supplie: ‘Je ne vous aime pas’. Pensez-en ce que vous voudrez mais écrivez-moi ça, pour que je puisse le relire, de temps en temps. C'est peut-être toujours cet ‘orgueil’ qui m'a fait éviter cela, eh bien, écrivez-le moi, sans phrases, bien lisible, à la fin d'une lettre tout à fait ordinaire, si vous voulez. Cela ne changera rien à notre correspondance amicale, je n'en parlerai même plus. Mais écrivez-moi cela, vous ne pouvez pas comprendre ce que cela signifie pour moi. Je serai plus.... ferme, après, dans des soirs comme celui-ci.
Eddy
P.S. Pardon si je vous cause du chagrin: je sais quelle amie vous êtes, Clairette. Mais croyez-moi il n'y a rien pour vous ennuyer; je vous demande quelquechose que je vous aurais demandé de me dire, si vous étiez là, à côté de moi, ce soir. C'est très, très simple.
P.P.S. Demain je vous écrirai une longue lettre moins abracadabrante! Après ce que vous allez m'écrire, vous n'aurez jamais plus de lettres comme celle-ci, je vous le promets!
Chère Clairette,
je rouvre cette lettre pour y ajouter ceci, car je vois bien que je ne peux pas vous l'envoyer comme elle est, après ma lettre de hier soir. Ce serait trop hypocrite ou trop ‘mondain’. Je vous dois une explication, je dois - avec vous! - être franc jusqu'à la fin.
Franc, - je le serai, mais je ne sais pas si je saurai être clair. Il y a des choses qu'on abime quand on les dit, ou quand on les dit sans délicatesse. Pourtant être clair c'est être bref, pas compliqué, surtout quand on ne connaît pas trop bien une langue! Pardonnez-moi donc si je vous parle sans le moindre détour.
Eh bien, le point capital, c'est ceci: Je vous aime. Vous ne m'aimez pas. - Il n'y a pas d'erreur, c'est là la situation, c'est pas la première fois que je me le répète! Mais je vous ai dit au moins cent fois que je vous aime; vous ne m'avez pas dit une fois que vous ne m'aimez pas. Je vous demande donc de me le dire.
Voici, Clairette: vous êtes la seule personne avec qui je compte, complètement. Tout les autres - même mes parents -, s'ils comptent encore à côté de vous, ils ne comptent qu'à demi. Pour vous je ferai tout. Avec vous je me sens capable de faire l'impossible, sans vous (et avec les Indes devant moi) ça m'est égal si je ne fais rien du tout. Vous, vous, vous, - il n'y a que vous! - vous êtes tout pour moi, - je travaille, je pense, j'agis avec vous à côté de moi. Si vous étiez absolument indifférente pour moi et pour ce que je deviendrai, ce serait autre chose que maintenant que vous êtes toujours là, toujours trop loin, mais assez près en même temps, intéressée, sympathisante, que vous prenez part (et comment!) à ma vie.
Avec l'amitié qui existe entre nous je ne me sens jamais seul, je me sens toujours avec vous, malgré tout, malgré moi-même. Comprenez-vous que la fin de tout cela, qui sera: les Indes, vous perdre, un avenir tout autre que nous l'avions imaginé, me fait de la peine - tout ‘gosse’ que je suis? - Pourtant je préfère ceci à une autre fin qui se laisse deviner dans le cas que je resterais en Europe: vous voir la femme d'un autre.
Vous m'aimez ‘bien’, sans m'aimer, voilà ce qui me fait confondre les choses. Si j'étais M. de Padowa p.ex. je vous assure que je saurai quoi faire, quand on n'a rien on ne peut pas s'imaginer (même pas en rêve!) qu'on possède quelquechose. Pour moi il y a trop et trop peu. Et - c'est peut être parce que je suis fantaste, ‘troubadour’ (!) que je ne peux pas regarder la vérité. Eh bien, je vous la demande maintenant, la vérité brutale, pour me la tenir mille fois devant les yeux, s'il le faut: que je ne suis rien pour vous (comparé à ce que vous êtes pour moi), que je ne serai jamais rien de plus, que je n'ai pas le moindre droit de me sentir ‘avec vous’, et tout le droit de me sentir seul. Et seul, - sans vous, - je deviendrai un bonhomme imbécile ou j'irai au diable avec la même indifférence. C'est quelquechose de gagné.
Et n'ayez pas pitié de moi, Clairette, je vous en prie; vous aurez tort! Je vous assure que ce que vous allez me dire ne me blessera pas, je n'ai pas cet amour-propre; d'ailleurs je savais assez longtemps ce que je veux apprendre par coeur. Ce n'est que la ‘formule’ que je vous demande!
Vous qui êtes beaucoup plus calme que moi, qui savez admirablement vous dominer en tout cas - vraiment, Clairette, je vous ai admiré! - vous pouvez très bien m'écrire cette ‘formule’, sans explication. L'explication, la voilà, c'est moi qui l'ai faite. Si vous avez compris, écrivez- et je comprendrai à mon tour. Je vous remercie, - et ces quelques mots vous épargneront de lettres comme celle-ci dans l'avenir.
Je vous serre bien affectueusement la main.
Eddy
Origineel: particuliere collectie