E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Parijs, 8 mei 1922
Paris 8 Mai '22.
Chère Clairette,
Pourquoi ne me répondez-vous pas? Voilà une semaine que je n'entends rien de vous; pourtant je vous ai écrit deux fois. Vous voyez que je deviens exigeant, mais songez que les trois semaines après mon départ ont à peu près passé et que me contenter avec une lettre au lieu de vous voir est déjà bien peu. Dans une semaine vous serez donc à Quinto? Je vous envie un peu, l'Italie est si belle et si calme, et Florence une grande petite ville adorable, je m'en rends compte maintenant que je suis de nouveau à Paris, que j'ai revu Montmartre.
Je travaille beaucoup, de temps en temps je suis très fatigué. Il me faut profiter au possible du peu de temps que je serai encore à Paris. J'ai été plusieurs fois au Louvre - votre Pieta est admirable, c'est une des plus belles choses que j'ai vu! - j'étudie la renaissance italienne et en meme temps l'art antique, pour ne pas négliger les débuts et l'ordre logique. Je me sers du charmant petit bouquin de M. Salomon Reinach, que vous devez connaître; c'est assez populaire mais très comprimé et très exact. Quelle phénomène dans un temps où chaque auteur fait de son mieux pour être incompréhensible! Quand on ne vous comprend pas on peut supposer que vous avez dit de choses épatantes, qui renferment à peu près tout ce qu'il restait encore à dire, et quand on ne le suppose pas? - eh bien, tant pis, vous pourrez toujours dire: ‘C'est qu'ils ne m'ont pas compris, les brutes! Et j'en suis très sûr, car je n'ai jamais compris moi-même!’ Pour les hardis qui demandent une explication il y a toujours les regards hautains.
M. Salomon Reinach donne de définitions comme celle-ci: ‘L'art est, au premier chef, social. On fabrique un outil pour s'en servir soi-même, mais on le décore pour plaire à ses semblables ou pour provoquer leur approbation.’ N'est-ce pas que c'est charmant! - on voit que ce savant a bien étudié les primitifs, il a leur clarté et leur simplicité. Si moi je devais développer la même idée, sans doute j'aurais écrit: .... ‘mais on le décore pour déplaire à ses semblables en provoquant leur envie.’ Ce serait toujours assez naïf, car c'est une vérité qu'on trouve en prenant le simple contraire d'une autre vérité. C'est peut-être bon pour Oscar Wilde, M. André Salmon ou M. Max Jacob ne se contenteraient pas d'un tel procédé. Pour dire quelquechose il faut faire rouler les vérités au moins du haut du Sacré-Coeur à la Seine. (Mais on doit s'arrêter au bord, l'eau ayant la qualité de laver!)
Je continue à vous tenir au courant de ‘mes travaux’ (!) A côté de mon étude de l'art- de votre art - j'étudie les vers français modernes. Pour moi c'est une étude dégoutante, ça me fait perdre toujours un peu mon calme. J'ai trouvé (dans ‘Montparnasse’) des vers de Blaise Cendrars, eh bien, Clairette, ils sont ignobles! Je suis étranger (je me le répète mille fois avant qu'un autre me le dise) mais je n'y mords pas! - écrire de pareilles platitudes, sans rime, sans mètre (ça s'entend!) mais aussi bien sans rhytme, sans aucune musique, sans le moindre harmonie, c'est épater les bourgeois en insultant la poésie. Je trouve très bien qu'on fabrique ces stupidités, qu'on méprise la poésie dans sa plus noble forme, mais qu'on supprime donc aussi le mot ‘poésie’ et qu'on dédaigne le titre ‘poète’. Jean Cocteau est un monsieur plein d'intelligence et de talent si vous voulez, mais il n'est pas poète parce qu'il a écrit un recueil de télégrammes inachevés; tout ces barbouilleurs de papier qui écrivent une prose avant tout confuse, compliquée, ensuite coupée en morceaux, c'est idiot de les appeler ‘poètes’. Formule d'Art: La poésie c'est la prose devenu boiteuse et bégayante.
Ce que j'aime beaucoup c'est l'admiration que beaucoup de ces gens témoignent toujours pour Verlaine; Verlaine qui n'a jamais quitté la forme, malgré tout ses efforts pour renouveler; Verlaine qui est l'auteur de ces vers:
- La rime assonante? que dirait-il de la rime chassée, et comment? comme la raison: à coup de pied!
- Mais enfin.... Verlaine! Il était bon pour son temps. Nous avons les grands hommes du nôtre, les génies de la Rotonde: M. Blaise Cendrars, M. Paul Husson, M. Geo Charles, M.M. - j'ai heureusement oublié leurs noms.
Pour descendre (le mot est juste) aux ‘poètes’ de nos jours j'étudie donc le Symbolisme. Je viens de trouver le bouquin d'Adolphe Retté, je cherche le livre de Gustave Kahn Symbolistes et Décadents, qui est épuisé. Après l'avoir lu je rendrai visite peut-être à M. Kahn lui-même. J'aimerais beaucoup qu'il m'explique un peu le nouveau mouvement, il doit l'admirer beaucoup. Moi, je ferme ma bouche, comme étranger respectueux et j'ouvre mes oreilles. Puis je tâche de comprendre, je crois que je pense même! - et j'en parle - avec vous, plus tard.
J'ai fait connaissance, hier à Montmartre, avec un monsieur Henri Chassin, sécrétaire de la fédération (?) des écrivains, directeur de.....?, trésorier de.....?, chansonnier, dessinateur, anarchiste; presque-guillotiné, auteur de 6 revues, Poète. Il ressemble furieusement à Dempsey! Il parlait, parlait, je n'ai jamais rencontré un parleur si infatigable! A travers la musique de deux Italiens, juste à côté de nous, qui exécutaient Mon Homme, Pagliacci, Le Buveur et Manon, il nous lisait quelques passages d'un roman inédit. Leprin - j'étais avec lui - fera les illustrations.
[tekening van Chassin en Leprin]
Voilà à peu près ce que j'ai vu pendant des heures; - j'étais complètement abruti! Je n'ai plus compris, en les quittant, que la littérature française possédait un Mallarmé, un Verlaine, un n'importe qui- il n'y avait plus qu'un géant qui avait pris toute la place: Henri Chassin! Nom d'un nom! Causeur amusant, très riche en mots, vulgaire et spirituel à la fois - ‘un des rares écrivains en France, un des rares! qui travaillent beaucoup et qui travaillent..... en pensant!’ - il m'a réduit à un parfait silence. Il disait des énormités sur Maurice Rostand, sur Wilde et sur Kipling, sans que je répliquais par un mot. De temps en temps il m'expliquait que son ami Romagno - un des Italiens - était un artiste accompli, un phénomène méconnu qui comme ténor n'avait été surpassé que par Caruso. Je faisais semblant de le croire. Leprin, avec un bête sourire, disait, me désignant: ‘Faites son portait, Max Jacob a dit qu'il ressemble à Baudelaire enfant’. (!) - ‘Mais non’, dit-il, ‘c'est moi qui ressemble plutôt à Baudelaire?’ Je faisais semblant de le croire. S'il m'aurait dit qu'il ressemblait à l'Antinoüs du Louvre, j'aurais dit: ‘Mais, monsieur, c'est ce que j'ai pensé depuis une heure’.- Il trouvait Jean Cocteau un fou, et Blaise Cendrars un sot. Je l'ai cru.
Ah, Clairette, vous ne savez pas comme je m'aperçois de votre absence, après ces rencontres! Vous êtes le contraire le plus absolu de tout ces gens. Et vous me laissez me débrouiller complètement, vous ne m'écrivez plus. Vous n'êtes pourtant pas malade? - je suis un peu inquiet, car dans votre dernière lettre vous m'écriviez que vous n'étiez pas trop bien. Enfin, écrivez-moi quand vous en avez besoin, vous avez raison; pour rien au monde je voudrais de lettres qui sont un acte de piété. Mais vous êtes une amie tellement bonne que malgré moi je ne me rends pas toujours compte qu'il y a une assez grande différence entre ce que vous êtes pour moi et ce que je suis pour vous! Il faut me le pardonner.
Je vous envoie, ci-joint, la photo que j'ai oublié d'insérer dans ma lettre précédente, - comme une pensionnaire de 16 ans. Vous avez cru peut-être (après ce que j'avais écrit) que je l'ai oublié délibérément. Eh bien, non! - c'était la conversation qui_rageait derrière moi qui m'a ‘dérouté’.
Vous trouverez ici en même temps la copie du dessin de Max Jacob et deux petites photos de moi à l'age de 9 mois, pour vous prouver que je ressemblais vraiment à Don Garcia de Médicis. Je regrette que les trois dents manquent!
Puis je vous envoie tout les clichés dont j'ai pu supposer que vous aimerez les avoir; j'ai fait renforcer quelques-uns. Ensuite des vers - avec traduction, hélas! - que j'ai fait un de ces jours; il font toujours part de la série: ‘Chansons pour Arlette’. (!) Faut-il que je m'excuse de les avoir fait rimer?? Il m'est impossible de faire autrement; si j'ai du talent, il est tout différent de celui des auteurs tout-battant-neufs; je vais plus loin: s'ils ont du talent, moi je n'en ai probablement rien. Peut-être que je suis un pauvre versificateur né trop tard, et trop stupidement entêté pour comprendre les principes nouveaux; qui sait? Ce que je sais, moi, c'est que je ne veux en tout cas épater personne, et vous moins que tout autre. Mes respects à madame Petrucci, mon.... - que dois-je dire? - à vous.
Votre ami
Eddy
Clairette,
A peine ma lettre terminée, je descends et trouve votre lettre. Merci! J'avais envie de déchirer la mienne et commencer à une autre, mais pourquoi, je n'ai rien à vous cacher; puis il y a le dessin!! J'écris bien vite cette espèce de post-scriptum, pour que ma lettre vous parvienne encore à l'hôtel.
Primo: voulez-vous remercier votre maman de ma part, mais bien remercier, avec toute la grâce dont je serais incapable, pour sa gentillesse de vouloir me donner la photo qu'elle a? En retour je lui cède mon titre nouvellement reçu d'ange.- Je pleure votre perle fausse avec de (fausses) larmes. Mes voeux accompagnent monsieur et madame Van Dyck dans leur voiture, quand il y aura encore de place. Vous êtes bien sûr, Clairette, que c'était leurs bagages qui les écrasaient? Ce n'était pas le bonheur?
Secundo (si je ne me trompe pas): merci pour les ‘mille bonnes choses affectueuses’ que j'ai reçu à la fin de votre lettre. Je les ai regardé longtemps, tourné et retourné, fouillé à fond, - résultat: je n'ai même pas trouvé le quart d'un petit baiser. J'ai pensé aux adieux spontanés de vous et de M. et Mme Ley et je me suis demandé si je n'échangerais pas mes mille choses contre les deux choses qu'a reçu le brave docteur.* Mais ‘un troubadour’ doit se contenter de l'abstrait. J'ai mis le cadeau avec la lettre.... dans ma poche, il dort bien.
Nous serons probablement tout le mois de juin en Hollande. Je tâcherai d'être de retour à Paris, vers la fin du mois quand vous serez ici. Sinon, l'abstrait aura sa continuation. Mais je vous jure que je vous reverrai avant notre départ pour les Indes; si vous y tenez, vous pouvez en être sûre. Je vous écrirai bientôt à Quinto.
1 Comment va cet excellent monsieur de Padowa?
2 Comment tourne le très-élégant M. Pirouette?
(Vous oubliez les personnes les plus intéressantes.)
A bientôt! (Vous avez reçu ma 2e lettre?) Toute ma sympathie respectueuse à votre maman et un peu plus que tout (pour être franc) à vous.
Eddy
Origineel: particuliere collectie