E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Montmartre, 13-15 maart 1922
Montmartre, 13-15 Mars '22.
Ma chère Clairette,
Je commence déjà a vous donner de mes nouvelles, avant d'avoir votre lettre de Florence. Comme cela je serai plus exact dans mon rapport.
Depuis que je suis ici je me suis enfermé. Je ne sors que pour manger et le soir je me contente d'une tasse de chocolat et d'un petit pain qu'on me monte ici dans l'hôtel. Il y a des choses qui ne me plaisent pas du tout dans cet hôtel, qui sont excessivement sâles. Pourtant je ne veux ni reculer, ni changer. Je suis libre ici, c'est ce que je me répète dix fois par jour, et je peux travailler. J'ai travaillé beaucoup, je peux dire sans mentir: de toutes mes forces. Lire, en critiquant toujours, écrire, récrire; de 8 heures du matin, quand je me lève, à 11 heures du soir. Pourtant, pour Montmartre, c'est toujours la ‘période d'inactivité’. - Mon Dieu, Clairette, est-ce que ça vous intéresse, tout ça? Quest-ce que cela peut vous faire? Mais je ne peux pas vous raconter des aventures inventées. Ça ira encore dans mon roman, pas à vous. (Quel français! enfin, je me suis décidé de me moquer de mon style quand j'écris cette langue.) - La seule personne qui me honore de sa conversation est une vieille femme, chez qui je prends mon déjeuner, ou une tasse de café, à la Place du Tertre. On y est entouré de tableaux qu'expose le vieux peintre Louis Cazottes. Les peintures ne m'intéressent que fort peu, mais la vieille est gentille, elle me couvre de conseils et elle me fait de touchantes histoires du Nouveau Testament, avec un mépris complet pour le texte ou personnages. Marie-Madeleine est pour elle la soeur de Lazare le ressuscité, et comme cela elle ajoute à l'entourage de Jésus toute la charme d'une drame de famille. Elle m'a raconté la légende du débarquement de Lazare et ses soeurs à Marseille, et je regrette lui avoir demandé si, dans ces temps-là, il y avait déjà la Cannebière. Heureusement elle n'a remarqué que ma stupidité. Elle croit que je suis un Roumain, comme je n'ai jamais vu un Roumain, je ne sais pas si la supposition est intelligente ou non. Son histoire de Lazare à Marseille et de Marie qui tuait un gros poisson avec un fil est tout à fait charmant; je dois décrire cela, et le rendre tout fidèle au récit qu'elle m'a fait. Je me suis informé de la manière que Marie a suivi pour tuer un poisson avec un fil, mais elle ne sait que me dire que ‘c'était par miracle’, puis, quand je m'entète, que ‘c'était par la volonté du bon Dieu’. Alors elle me regarde bien fixement avec ses grands yeux noirs et elle dit avec force: ‘Et le bon Dieu, vous savez, peut tout ce qu'il veut.’ Sur quoi je me hâte de la rassurer en la donnant parfaitement raison.
Il est justement midi. Je m'en vais. A bientôt; peut-être aurai-je quelque nouveau conte à vous signaler.
4 heures
Je viens de rentrer. Cette fois-ci j'ai bu trop de vin de M. Cazottes, qui est vigneron aussi de temps en temps, il me semble. Heureusement pour lui qu'il est plus artiste, car son vin est décidément mauvais. Je ne me connais pas en vins, mais assez pour distinguer le vin rouge d'encre violette, et la grande bouteille que j'ai eu devant moi m'aura suffi pour écrire tout mon roman. Avec cela il ne m'est pas moins monté dans la tête et je titubais quand je sortais! Vous comprenez que j'ai un peu oublié les histoires de la vieille; il y avait beaucoup sur l'anatomie des tableaux de M. Cazottes, et sur M. Cazottes lui-même ‘qui semble un jeune homme de 25 ans avec des cheveux blancs’, puis sur la vie de St. François Xavier et les orateurs du Sacré-Coeur, enfin toute une histoire sur les amis d'enfance de M. Cazottes qui n'avaient rien appris ‘à cause des poules’, je ne saurai vous répéter cette histoire-là, même si je ne l'avais pas oublié! A la fin j'ai remarqué que je n'avais pas assez d'argent pour payer mon déjeuner, je trouvais cela très curieux, mais elle semblait tout-à-fait habituée à cela ou bien: j'ai un honnête visage; mais elle disait très simplement: - ‘Eh bien, vous me payerez demain'; et elle m'a donné un tout petit bouquin que je devais lire, disait-elle, parce que j'en avais besoin. Je l'ai devant moi, il est intitulé: La Voie Douloureuse, d'après les Révélations de Catherine Emmerich. Sans doute j'aurai les commentaires demain. - Quand je sortais elle m'avisait de prendre un peu d'air près du Sacré Coeur. Ce que j'ai fait très docilement. J'ai vu la fameuse église de dehors et le panorama de Paris qu'on a de là, mais je ne suis pas entré parce que je n'avais plus d'argent pour prendre un billet.
Puis j'ai voulu visiter l'atelier Gabriel Daudier - c'est mon statuaire, si vous vous rappelez son nom - mais la porte était fermée. Je continuais donc à patauger (voilà un mot que vous m'avez appris), quand, passant ‘Le Lapin Agile’, je voyais, assis tout à son aise sur une table devant la porte, un vieillard, qui jouissait du soleil et fumait une pipe. Je m'arrêtai pour le regarder et il me regardait avec des yeux très jeunes, très bleus et très clairs; il était coiffé d'une espèce de bonnet de Robinson et avait un large pantalon de velours, mais il était tout petit, et avec sa grande barbe blanche il pouvait passer pour un lutin montmartrois. Je marchais vers lui en disant: ‘Vous êtes M. Frédé?’ - ‘Oui’, dit-il, en me serrant la main. Puis je lui ai raconté qui j'étais, que j'avais beaucoup lu sur lui, et je le nommais quelques littérateurs hollandais qui ont parlé de lui, sans qu'il en reconnaissait un seul par nom. Puis il m'a fait entrer au ‘Lapin’, dans une salle obscure et presque sinistre, mais couverte de dessins et de gravures, de toiles même, et il y a trois statues, dont une, un Christ crucifié est tragique et terrible! - ‘Tâchez de venir ici mercredi’, me dit-il, ‘ce sera intéressant. Ça commence toujours à neuf heures et demie.’ - Mercredi, a 9½ h. j'y serai. Il me faut alors avoir fini les chapitres que j'ai préparés comme impressions de débutant sur Montmartre, car après avoir été initié à la vie du ‘Lapin agile’ je ne serai plus si complètement le garçon campagnard que je suis aujourd'hui; Montmartre sera alors autre chose pour moi. - Travaillons!
Après avoir quitté Frédé, qui m'a promis que je ferai un jour une bonne photo de lui! - j'ai retrouvé Daudier qui avait, cette fois-ci, sa porte ouverte. Il était tout à fait gentil, cette fois-ci; c'est un garçon jamais gai, je crois, il doit être maladif et triste de caractère. J'ai fait une promenade avec lui vers la place Constantin Pecqueur, où se trouve ‘la Mairie de la Commune libre’. La place est charmante, à peu près la place du Tertre, mais plus aérée - non, ce n'est pas le mot, plus ouverte, je crois, moins vieille et moins sâle. Je suis remonté par la rue Girardon et puis rentré; dans la rue Tholozé - une rue très pittoresque tout près du Moulin de la Galette - j'ai commencé une conversation avec un peintre; aux premiers mots qu'il disait je reconnaissais un Anglais; c'était donc dans sa langue que nous avons continué la conversation. Ce qu'il faisait était fort peu de chose, mais il était aussi photographe et agrandisseur, la dernière qualité me frappait comme ‘un direct’ (!); je tirais de ma poche, (je veux dire de mon carnet, bien gardée entre deux feuilles) votre petite photo et je lui en commandais un agrandissement en sépia, un peu plus grand que carte postale. J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop! Pourtant je vous rappelle que vous m'avez ecrit:.... ‘en attendant mieux’. - J'attendrai donc toujours l'autre, dont la plaque est chez votre tuteur, - the bright photo! -, mais la petite photo que j'ai, est, malgré cela, très, très bien. Je ne sais pas si je la changerais contre l'autre, mais j'espère que je n'aurai jamais à choisir et que je les aurai toutes les deux. - Je relis tout cela et je vois que je dois vous rassurer: l'homme agrandira votre photo en photographe, bien entendu; je vous prie de croire que je ne lui aurais jamais permis de le faire en ‘artiste'. Toutes les personnages qu'il était en train de peindre avaient la rougeole!
lendemain, 5h. après-midi
Le peintre-photographe-agrandisseur a un associé; puis il a un fils qui est peintre aussi et ‘caricaturiste éclair’, et qui travaille sous le nom de Stanley, qui est d'ailleurs son prénom. J'ai fait connaissance avec tous, et je suis parfaitement chez moi avec ce trio rapins. Ils sont plus que curieux, il me sont sympathiques. Le ‘père de famille’ s'appelle Nuttall, l'associé est un Belge, qui a vécu quelque temps à Rotterdam et avec qui je peux parler le hollandais, ce qui sonne assez drôle dans une vieille rue de la Butte, comme l'est la rue Tholozé. N'est-ce pas le nom est plein de charme? Vous êtes assez loin d'ici maintenant pour pouvoir dire comme B. d'Aurevilly:
(C'est de votre petit bouquin, des Poussières (d'or) que j'ai retenu cela.) Je passe maintenant au nom des hommes. Le père anglais donc s'appelle Nuttall, l'associé Huber; et puis il y a encore un ami que nous avons cherché cet après-midi dans son atelier, place du Tertre, mais qui était sorti: un jeune écossais de 24 ans qui s'appelle Saul Jeffay; celui-là est peintre et en même temps correspondent du Daily Mail. Je me suis toujours assez bien accordé avec les anglais; puis on est tout les deux un peu étranger et j'ai un pressentiment que Jeffay et moi serons des amis. C'est peut-être son nom qui me donne cette idée-là; c'est un nom mâle, court, écossais, straightway! - J'ai fait une promenade avec Huber, qui doit avoir une quarantaine d'années, qui est peintre aussi - et quel peintre! - et qui m'a introducé à un homme, dont j'ai vraiment admiré le travail, des eaux-fortes, pour la plupart représentant des vues de Montmartre, mais très bien faits. En cherchant Jeffay nous rencontrions justement ce peintre-là, en train de faire un tableau - à l'huile, cette fois-ci - de la Place du Tertre. Il s'appelle Paul Trélade et je me tromperai si ce n'est pas un artiste de talent, aussi est-il déjà assez connu ici, c'est un encore tout jeune homme, 23, 24 peut-être, avec un nez retroussé et un visage un peu dur, il me parlait du Lapin Agile en mots pas trop enthousiastes. - ‘Je n'aime pas ces milieus malsains’, me disait-il, ‘allez-y une fois pour étudier les moeurs et que ce sera tout. J'y suis trop allé.’ - Je lui parlais de Frédé. - ‘Il ne m'intéresse pas du tout’, continuait-il, ‘il a peut-être une gueule sympathique, mais il ne l'est pas lui-même. Pourtant il a raison: il se défend.’ - Nous avons causé un peu, puis il m'a donné son adresse en me disant que je lui trouverai chez lui chaque jour à 1½ heures à peu près. - Voilà. Je suis toujours le provinçial étonné, Clairette, mais j'ai l'idée que ça passera bien. Dans un, deux mois nous verrons. Je n'avais peut-être pas tort en vous disant qu'un jour je serai peut-être votre ami le plus rapé. Seulement il me faut bien étudier ‘les rigolades'; je crois qu'il y a une grande division ici entre les artistes qui travaillent et ceux qui rigolent. - ‘Allez à la Mairie de la Commune libre’, m'a dit Trélade, ‘ça vous intéressera. Mais songez qu'on y doit être une poire, ou bien prendre les autres pour des poires.’ - Il me semble plein de bon sens ce jeune artiste; il l'est, celui-là, il ne fait pas des caricatures ‘éclairs’. Je dois le revoir un de ces jours. Quant à sa remarque, c'est un peu triste pour moi. Comme je parle mal le français je serai de ceux qui sont des ‘poires’. Et il me faut vous avouer franchement que je n'aime pas l'être, s'il y a moyen!
15 mars
Presque rien fait que me promener. J'ai vu beaucoup de rues dans l'entourage de Montmartre et j'ai fait quelques photo's. J'ai chanté tant bien que mal une chanson écossaise, ‘I love a lassie’, accompagné au banjo par Stanley. En suite j'ai fait des efforts pour fumer une pipe.
Ce soir ce sera le Lapin Agile. Ce cabaret a dû s'appeler autrefois ‘le Cabaret des Assassins'! Et c'est à peu près comme un assassin que la vieille restauratrice m'a dépeint le bon Frédé. Les gens qui s'y réunient n'ont pourtant jamais assassiné personne si ce n'est pas eux-mêmes, car veiller chaque nuit de 9½ à 2 heures me paraît un genre de suicide. Quant au vieux aubergiste: ‘Frédé’, écrit Francis Carco (dans la préface des Veillées du Lapin Agile) ‘est un brave homme qu'il ne faut pas prendre, dans son accoutrement de bandit d'opéra-comique, pour un buveur de sang ou pour un buveur d'eau’ (!)
Je tâcherai de vous faire une description, demain, de ce qu'a été la soirée. Ce qui fera une description franco-négromontmartroise.
3h. du matin.
Ma chère Clairette,
J'ai vécu quelques moments de la vraie vie de Montmartre, qui n'est pas mort du tout, oh, je vous assure, - ou bien remplacé par quelquechose très vivante! L'impression a été un peu rude pour moi, je ne sais pas si vous comprendrez ce que je veux dire avec cela, et il est mieux que non, peut-être. Cette vie me changera, je le sens, et je veux qu'elle me change! Il y avait un homme qui disait des vers, pas littéraires, mais humains, tellement humains, qu'il me semblait que nous étions deux - dans cette foule où on étouffait - lui et moi, et qu'il me donnait une leçon avec une grande sévérité. J'ai vu quel triste garçonnet campagnard je suis, et je suis un petit peu découragé peut-être mais je veux m'efforcer de changer, bien vite. Je parie que dans deux mois je serai un autre homme. Et c'est pour cela, Clairette, que je vous demande pardon, bien humblement pardon, mais qu'en même temps je dois vous demander de me permettre de ne plus vous écrire. Je sais que vous me trouverez bien faible, bien ridicule, bien ridicule surtout, mais il faut que je ne pense plus à vous pour bien longtemps. C'est pour redevenir honnêtement votre ami. Car - malgré toute promesse! - je vous aime, et c'est parce que je me suis rendu compte, ce soir, avec quel amour campagnard je vous aime, que je trouve cet amour trop.... idéal, pour le milieu que je vais fréquenter. Je ne peux pas penser à vous, être dans une relation, même amicale (et c'est de ma part d'ailleurs une déplorable comédie), et vivre ici. Encore une fois: je vous demande pardon. Je m'exprime bien mal et je ne sais pas si je serai dans vos yeux plutôt mélodramatique ou simplement ridicule, mais je sais ce que je sens, quoique je ne peux pas le dire, surtout pas dans cette langue qui est pour moi pleine de freins! Je vous aime - quoique d'un amour stupide, rustique, le sais-je - mais même ainsi, je ne peux pas vous aimer dans cet entourage! C'est clair? comprenez-vous un peu? Puis, vous ne seriez jamais plus pour moi qu'une amie très bonne, et je sais, ce soir encore, que vous auriez raison, car il vous faut un homme et non un gosse!
Je le serai peut-être en quelque temps, un homme. Ou plus ou moins, ce qui est une consolation!
Laissez-moi ici et ne vous occupez plus de moi. Je vous demande pardon, mais je vous prie de croire que c'est pour moi assez difficile de vous demander une pareille chose, et que ça me coute quelque effort à vouloir vous perdre, même comme ami! Mais je vous aime trop, Clairette, encore une fois, en vous aimant j'ai un trop grand respect, je dirai presque, non, je le dis: une vénération, (savez vous: comme la vénération de quelque naïf provinçial dans le temps jadis, pour quelque déesse des champs!), mais qui sera empoisonnée dans ce quartier et dans la vie que j'y vais mener. Voilà. C'est au fond une lâcheté de ma part, si vous voulez. Et je serai à vous, de nouveau, et sincèrement comme ami, quand je serai devenu assez ferme pour ‘laisser pleuvoir..... quand il pleut’, comme disait cet homme avec sa voix de métal, si vrai et si simple. - Je vous le promets. Acceptez-vous?
Mais, ma chère amie, je me tiens, malgré tout ceci, si vous auriez besoin de moi, à vos ordres! Ce n'est pas pour cela, pour le rien que vous m'avez demandé ou demanderez, que je me dissimule. D'ailleurs: vous ne le croyez pas de moi, n'est-ce pas?
Je vous souhaite beaucoup de joie et beaucoup de bonheur.
Tout à vous
Eddy
P.S. - En recevant votre photo j'ai trouvé un moment qu'elle n'était pas ici où elle devrait être. Comprenez-vous? un peu?
Origineel: particuliere collectie