E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Montmartre, 12 maart 1922

Montmartre, 12 mars '22.

Chère Clairette!

Je viens de recevoir votre ‘mot’, qui était un mot bien cordial et qui ne m'a pas fait ‘plaisir’, cette fois-ci, parce que ce mot, cet expression, est trop piètre pour interprêter le sentiment que j'ai eu après avoir lu vos quelques lignes et après avoir regardé longuement votre petite photo. Vous êtes vraiment la plus belle femme que j'ai vu en Europe, Clairette, et peut-être partout; voilà! Il me faut le dire, je ne peux rien y faire, et si vous voulez croire à quelque lâche compliment, soit; j'avoue que ce que je viens de dire en a parfaitement l'air. C'est même stupide. Quand on dit une pareille chose, on motive; on ne proclame pas sans motiver, je sais; et peut-être que nous lirons ensemble un jour - moi, me donnant des efforts pour traduire, vous pour comprendre, comme nous avons fait déjà tant de fois - une description de la beauté d'Aline (puisque c'est là le nom qu'elle doit porter) avec des motifs et, espérons-le, dans une prose moins pauvre que celle-ci. Ce sera plus convaincant alors, - mais moins enthousiaste aussi, j'en suis sûr. Pour le moment il faut vous contenter de mon enthousiaste stupidité quand je vous répète, en regardant votre photo que j'ai placé devant moi (dos contre un livre de Flaubert!) que je n'ai jamais vu ni femme ni jeune fille plus belle! Vous pouvez rire sans me croire. Et, qui sait, un jour quand vous me ferez relire cette lettre, peut-être je rirai avec vous. Mais ce sera de moi.

Maintenant, laissez-moi vous remercier pour votre lettre. En pensée je vous donne une solide poignée de main! Je vous remercie bien pour votre amitié, Clairette, parce que je sens que, malgré que vous n'avez rien à demander, tout à donner, vous êtes pour moi une vraie amie. C'est bien difficile pour moi à reconnaître, dans mes propres sentiments, ce que j'y trouve pour la jeune dame bien belle que vous êtes, et pour l'ami, le seul jusqu'à présent, et dont l'extérieur n'importe presque pas, que j'ai trouvé en Europe, pour moi: en étranger. Mais je distingue très bien que, si cela dépendait de moi, nous serions des amis quand-même, si vous étiez homme et laid à faire peur. Aussi, comptez toujours sur moi, même si je serai de retour aux Indes; vous y viendrez peut-être, mariée ou pas; en tout cas et toujours vous me trouverez prêt à faire pour vous ce que je pourrai. Souvenez-vous de ceci, et si vous avez envie de sourire, rappelez-vous la fable du lion et du rat et sa morale, que M. Lafontaine a si habilement renfermé dans un seul vers.

(Me voilà, après ‘une toute petite vache’, un bien grand rat. Vous ferez une admirable lionne! je vous vois, secouant votre ‘crinière’!!)

Je continue. Votre lettre est venu dans des circonstances spéciales; je veux dire: ça ne pouvait pas être mieux. (Quand vous écrirai-je enfin, sans lutter avec mes propres mots!) Hier soir j'ai voulu vous écrire; j'étais si triste, si seul, si sans sympathie que j'avais besoin de.... me plaindre. Je vous avais choisi, sans y penser, pour confidente. J'ai déchiré ma lettre, aussitôt commencé; c'était trop ridicule, trop ‘der Sehnsuchtige Jungling’, le jeune homme langoureux de Henri Heine; aujourd'hui - et malgré votre lettre - je suis fier d'avoir fait cela. A Bruxelles, j'ai écrit deux ‘lettres’, si vous tenez à ce mot, c'étaient plutôt des ‘conversations’ sur papier, et cette fois-ci (à la fin des fins! concernant vous plus que moi! Je les ai enfermés dans mon portefeuille d'annotations pour mon roman au lieu de vous les envoyer, craignant de vous ennuyer; et comme aujourd'hui, j'étais fier, en quittant Bruxelles, de ne vous avoir plus écrit.

Je regrette vous avoir parlé à Paris, dans ce café quand - en sortant - nous laissions deux tasses bien remplies derrière nous! - pourtant je ne pouvais pas faire autrement pour ne pas être hypocrite, pour ne pas (comme nous disons) ‘naviguer sous faux drapeau’; mais maintenant je le regrette, parce que ça me gêne dans l'amitié que j'ai pour vous; je ne peux plus, je n'ose plus parler librement, je suis toujours au qui-vive de ne pas exprimer des sentiments trop profonds, et je me sens lié par une promesse qui me paraît une masque perforée, une espèce de crible (?) qu'on met devant son visage; et puis croire qu'on n'est plus reconnaissable, ou qu'on l'est trop! Je pense à vous ou je pense que je ne dois pas penser à vous. Je vous écris, pour me décider le moment suivant que je ne vous écrirai pas. C'est peut-être un peu cette situation-là qui fait que vous me trouvez pas tout-à-fait naturel, ah, je vous crois, je ne le suis pas, il me semble! Voici une verité qui semble seulement paradoxale. Vous êtes la personne chez qui je suis le plus à mon aise, et chez qui je suis le moins à mon aise parce que je suis à mon aise. Pour être moins ‘précieux’: je peux me donner librement à vous et je me retiens à chaque instant parce que je sais que je ne dois pas le faire. Puis je recommence!

Voilà une explication que je fais une fois pour toutes et que j'ai grand envie de ne pas vous envoyer, comme les autres. En tout cas, quand elle vous déplaît, pardonnez-moi. Elle a été assez difficile pour moi.

Et maintenant parlons d'autre chose. Vous m'aviez dit que vous allez travailler, Clairette, et vous y avez ajouté que vous croyez bien arriver à quelquechose si vous travailliez sérieusement. Eh bien, faites-le, je le crois comme vous. Si votre ‘dos de femme’ n'est pas le travail d'une artiste, je ne saurai plus juger un seul tableau. Quand vous me disiez (c'était une des premières fois que j'étais chez vous) que vous ne travailliez que pour vous-même et que la reste ne vous intéressait pas, cela m'a étonné un peu. Mais, c'était assez original, et même ce sentiment-là est un sentiment d'artiste. Il ne faut travailler que pour vous-même (il me semble, en tout cas: je le sens comme cela), mais alors il faut travailler pour vous-même que comme pour le critique le plus sans pitié. Quand à vous, je crois sincèrement que vous arriverez déjà bien loin si vous allez travailller avec moins de hâte et plus de calme. Surtout ne soyez pas dépressé quand, au commencement, vous n'arriverez pas à faire un chef-d'oevre. Je ne vous parle pas comme ‘quelqu'un qui s'y connaît’, c'est parce que je suis débutant moi-même que je me permets de vous parler comme cela, parce qu'il me semble que je sens ce que vous sentez; et ce que je sais si bien vous dire, je ne le saurai peut-être pas appliquer à moi-même. Seulement, je ferai de mon mieux. C'est ce que je me promets toujours et ce que je..... vous promets. Je ne recule plus maintenant devant l'idée que vous allez penser: ‘Et que veut-il que cela me fasse?..’; je vous le promets, ne fût-ce que pour l'intérêt que vous me témoignez, pour les mots que vous venez de m'écrire: ‘Je vous souhaite de tout mon coeur bonne chance et bon travail.’ Je vous remercie, Clairette; je travaillerai, je vous assure! Vous ne savez pas combien vous me donnez. Quand je reste en Europe, voulez-vous être toujours un peu à moi? Cela m'aidera tant dans ce que vous me souhaitez. Et travaillez, vous-même, bien sérieusement! Et promettez-moi de ne jamais plus faire toucher quelqu'un à ce que vous faites. Je n'aimais pas du tout voir M. Wolfers vous corriger une jambe, avec un air si doux comme un mouton et tant de fierté caché! Elle était si héroique, cette jambe, et elle est devenue banale après que vous avez permis un autre à y travailler! Pensez comme Cyrano, quoique vous ne l'aimez pas comme moi:

Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul! et faîtes comme Pierre Magnier, qui (je vous l'ai dit) récitait ce vers ainsi:

Ne pas monter bien haut, peut etre!... mais tout seul!

Ecrivez-moi de Florence ce que vous avez fait comme travail, voulez-vous? Et aussi comment vous montez à cheval, si vous allez ventre-à-terre ou en trot de mulet. Vous ferez une cavalière intrépide à côté de moi, quand vous commencez déjà; et je ferai un effet de Sancho Panza! - Ecrivez-moi aussi vos projets concernant cette petite ville près d'Ostende. Et n'oubliez pas que vous m'avez promis de m'écrire ‘très bientôt’ (je vous cite).

J'ai écrit hier soir un chapitre - ou à peu près - de mon roman, en brouillon. Ce matin je n'y ai trouvé presque rien à changer. Ça s'appelle: Werkeloosheid, et est devenu bien long, mais je crois que ce n'est vraiment pas mal. ‘Période d'inactivité’; c'est l'histoire de mon séjour à Montmartre depuis avant-hier jusqu'à hier soir. Je n'y ai fait rien, rien, rien, que m'efforcer d'être un ‘gai bohème’ et sentir que je ne le suis pas, voilà! J'ai relu un peu Murger sans que ça m'amusait. Je ne peux pas vous écrire tout ce que ce quartier me fait, ce sera trop long, trop ennuyant, et puis: il ne restera rien de nouveau/neuf (?) pour vous dans mon roman! - Un mot seulement: je suis content de ma chambre, de ma quiétude pour travailler, de ma liberté surtout, mais - vous m'avez parlé une fois de spleen et de soleil - eh bien, j'ai trouvé ici beaucoup plus de spleen autour de moi et beaucoup moins de soleil en moi qu'à Bruges. C'est bien le début, le triste début. J'ai retrouvé mon statuaire, il était distrait, presque sec, il se méfie peut-être de moi. En retour je n'ai pas su être plus cordial. Nous nous sommes quittés après quelques mots. Tout ça changera peut-être; mais pour le moment je n'ai envie qu'à d'être seul. Je peux travailler, c'est le plus important. Vous voyez que je commence à suivre les conseils du chauffeur de taxi. A bientôt j'espère.

C'est inutile de vous répéter que je suis

tout à vous,

Eddy.

P.S. - Je n'aime toujours pas que vous m'avez donné 2 fr. 25 (belges) vous savez? Puisque vous êtes méticuleuse comme ça, il me faut vous dire que 100 fr. français = 104,85 belges, mettons 105. Je vous dois donc 25 centimes moins 10 cent. = 15 centimes!!! Je me souviendrai.

P.P.S. Comment trouvez vous le nom Arlette? Cela ressemble plus à Clairette et est moins commune que Aline. Dîtes-un peu!

Postscriptum.

J'étudie Flaubert. Le ‘moine de la littérature’ doit bien être étudié dans la solitude d'une chambrette sous les toits. Il est magnifique, il m'enflamme, cet homme-là! - il est (excusez l'orgueil!) si souvent de mon opinion. J'ai bien fait de le défendre contre Jean Rolin, il y a quelques jours, avec une zèle fervente, avec rage presque. J'ai dit que Shakespeare, que Molière, était peut-être plus grand que Flaubert, mais que Flaubert était sûrement plus artiste. Rolin se domptait à peine. ‘Dire que Shakespeare n'est pas un artiste,’ disait-il, ‘est une stupidité.’ - ‘C'est peut-être bien stupide’, dis-je, ‘mais je vous dis seulement ce que je ressens; ce n'est pas pour étonner ou pour faire des phrases sonnantes je dis cela.’ - ‘Pourtant Shakespeare a fait des oeuvres d'art.’ - ‘Parce qu'il était grand, je l'avoue, et un peu malgré soi; presque sans y songer.’ - ‘Vous n'aimez pas Shakespeare?’ - ‘Si, je l'aime, je l'admire; pourtant il a souvent fait preuve, même dans ses meilleures pièces, de beaucoup de mauvais goût.’ - ‘C'est vrai. Mais qu'appelez vous donc artiste?’ - ‘Un homme qui se rend compte qu'il l'est, qui cherche et rend la Beauté, consciemment, pour la Beauté seule et pour soi-même, sans être influencé par d'autres motifs: le gout de son public, par exemple.’ - ‘Hm. Alors Molière n'est pas artiste non plus?’ (Cela très ironiquement, il était persuadé de ma folie.) - ‘Comme Shakespeare, par grandeur et malgré soi.’ - ‘En tout cas vous admettez sa grandeur.’ - ‘Mais je ne fais que cela; je dis seulement que Flaubert est plus artiste que Molière; et que Shakespeare. Flaubert n'aurait jamais ‘adapté’ les pièces d'un autre, comme Shakespeare, ni plagié une scène entière comme Molière. Ce qui prouve qu'il avait plus de sincerité d'auteur et plus de bon gout, en un mot qu'il était plus artiste.’ - Il était furieux, moi aussi. Une demi-heure avant il avait en vain essayé de me faire aimer Racine; autrefois quand il me donnait des leçons j'attaquais toujours Lamartine. Alors il dit: ‘Plus tard vous goûterez.’ Je dis: ‘C'est possible, j'aimerai peut-être Lamartine quand je serai un vieillard, pour le moment je le trouve un raseur. Je ne peux pas respecter ce qu'on admire. J'aime un auteur ou je le déteste, ou il m'est tout à fait indifférent. Mais je préfère être pour ou contre. Pour le moment je suis contre Racine, contre Lamartine, contre un tas d'autres.’ Et c'est curieux mais ce sont justement les préférés de Mme Artôt (Racine) et de Rolin (Lamartine) qui me dégoutent. Mais mon Dieu, je ne puis rien y faire: je ne peux pourtant pas faire l'hypocrite, l'admirateur.

Et voilà que je trouve dans la Correspondance de Flaubert, p.e.: ‘J'aime les phrases mâles et non les phrases femelles, comme celles de Lamartine fort souvent.’ Il n'aime guère Racine. Il n'aime pas Bossuet (qui me fait dormir debout): ‘L'aigle de Meaux me parait décidément une oie’, dit-il. Je suis ravi d'être commencé à Flaubert, il me faut lire toute son oevre. Savez-vous que c'est André de Meulemeester qui m'a conseillé de lire tout Flaubert? Il avait parfaitement raison! - La méthode de Flaubert, ‘l'art de récrire ses phrases’ m'est indispensable. ‘Prenez Voltaire et Taine comme maîtres’, m'a dit Mme Artôt. Je prendrai Flaubert.

- Quand vous me répondrez, vous allez sans doute me dire que vous n'aimez pas du tout Flaubert!?!

Origineel: particuliere collectie

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