E. du Perron
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Julia Duboux
Ajaccio, 6 januari 1925
Ajaccio, 6 janvier
Cinq heures, presque. Temps de rentrer. Il fait noir dehors, ah je vous crois qu'il fait noir. Rentrons, le soleil n'y est plus, la lumière pas encore. Sauf au ‘Grand Hôtel’, le fameux, le glorieux, l'unique. Le très Unique. - Voilà; je suis rentré; je me suis assis; sous une lampe électrique, il n'y a rien à dire; et je vais expliquer mon télégramme.
Quelle affreuse plume. Je me demande si elle est corse. Elle mérite de l'être. Enfin, ne demandons pas tout, puisque nous avons déjà de l'électricité.
- Je suis donc arrivée hier; hier soir; 6 h.30; à la gare j'ai pris un porteur. Il m'a conseillé l'Hôtel de France, l'autre, le Grand, l'Unique, (cet Unique-ci) étant trop cher. Et nous nous sommes mis à marcher. D'abord dans une longue allée de platanes, - très longue, très noire, complètement abandonnée. On se serait cru tres loin de la ville. On était au centre.
À la fin on a vu des maisons; de grands bâtiments longs et nus, sans fantaisie; des hôpitaux ou des casernes. Puis, brusquement, toute une maison éclairée: un café. Abandonné mais éclairé! C'était le centre du centre: le Bull's Eye; le Blanc!
Et immédiatement après: un escalier très sale, mais mal éclairé - comme tout, sauf ce café - et une porte, et une vieille dame... allemande, ça s'entendait de loin; - puis une chambre: vaste, avec beaucoup beaucoup de meubles; et une bougie.
C'était mon entrée dans Ajaccio.
Et moi qui avais quitté Bastia pour trouver ici un peu plus de confort - parce-que, entre autres, ça m'ennuyait, l'idée que dans tout Bastia, on ne trouve pas de chauffage central - je me sentais pris par une anvie folle de fiche le camp, tout de suite, sans perdre une minute, et je me suis mis à m'informer des moyens existants pour quitter l'île.
Des bateaux? Mais oui - à Bastia. Service côtier? - Oh oui, dans le temps. Mais oui, ça se trouve dans le Guide Pol. Mais c'est vieux, ça. Maintenant ça n'existe plus. Reprendre le train - le train de 6 heures, l'extra-direct à la Corse - sinon, plus bouger! Aller en Sardaigne? si vous voulez; mais il vous faudrait prendre alors une barque à Bonifacio, une barque de pêcheur, - 's il veut bien (et 's il ne demande pas trop). - De Bonifacio? et le train pour Bonifacio part à quelle heure? - Ah, il n'y a pas de train! tout au plus un service d'automobile; ça vous coûtera dans les 50 francs; et l'on part à 7 h. du matin. Et l'on arrive? - Vers 6 h. du soir.
Et c'est le seul moyen? pas de bateaux - entre Ajaccio et Bonifacio? - Si, un bateau qui part une fois par semaine: le samedi. (On est mardi.)
Bon. D'abord, j'ai changé d'hôtel Ça, tout de suite; coûte que coûte, il me fallait au moins de l'électricité. Et un bain. Je les ai eus. Oh, ici, c'est assez bien - comme j'ai dit: unique; pour Ajaccio: unique! Aussi les chambres sont à 20 francs, rien que les chambres, et les plus petites. Mais malgré tout ça - ah, j'oublie le jardin, qui est splendide - comment partir au plus vite?
Aller à Naples; impossible. Retourner à Bastia alors, force majeure, par le gentil petit train qui court pendant 6 heures et qui finit par arriver. D'ailleurs, le paysage vaut la peine. Il y a des tons de beige qui doivent être spéciaux. Et des crêtes - avec de la neige. Et des gorges... tant qu'on n'en a jamais vu sur le plus extraordinaire corps de femme. - Bon, rentrons à Bastia, - où il y a de l'électricité.
Et alors? Aller à Nice? Ah non! À Livourne donc. Six heures seulement. Ne fût-ce que pour cela: 6 heures de mal de mer au lieu de 12, allons à Livourne. Il y a des bateaux pour Livourne, c'est sûr, - ah, ça, au moins, là le Guide Pol n'a pas menti. Des bateaux qui partent de Bastia, à midi, tous les mardis. - (On est mardi, dix heures et quelques minutes.) - Le mot de Cendrars et de Cambronne.
En ce moment, je regardais une carte que j'avais prise sur cette table de portier et que j'avais chiffonnée - par véritable mauvaise humeur. C'était une carte-réclame pour le nouveau service d'hydro-avions Ajaccio-Antibes.
J'ai fait téléphoner, à l'instant même. Mais voilà; décidément, je n'ai pas de chance, cette fois-ci; on n'était pas très sûr, là-bas, si l'on pouvait me prendre, jeudi. L'avion ne peut transporter que deux voyageurs à la fois. On en avait déjà un. On attendait un autre, qui devait arriver demain. Si celui-là, par hasard, n'arrivait pas - alors, avec-tout le plaisir du monde. Et voilà, Ma Dame Mal-Aimée, que j'attends. Demain, je serai fixé. L'avion - et Antibes (et puis?...) - ou le petit train; et l'exil, - d'une semaine - à Bastia; suivi par Livourne (et puis?...) Je ne peux en tout cas pas rester ici jusqu'à un autre départ d'avion. C'est très-couteux -, ce fameux hôtel. C'est très-couteux, l'avion. Ceci épuise cela.
La Corse? vous feriez mieux de ne jamais y aller. Ou peut-être dans 50 ans. Quand tous les moteurs électriques qu'on attend seront arrivés, et que les services maritimes seront réinstallés. Quand le méchant Guide Pol ne sera plus un bouquin lourd de mensonges. - La Corse? j'ai envie d'y appliquer ce demi-vers de Verlaine:
‘Correct, ridicule, et charmant’.
Correct, - à la rigueur: on n'y souffle pas forcément de la vendetta.16 Ridicule, - à volonté, depuis l'absence de chauffage et d'électricité jusqu'à l'étendu de la famille de Napoléon; et le nombre de ses maisons, de ses effets oubliés un peu partout (mon hôtelier de Bastia voulait me vendre une paire d'éperons lui ayant appartenus - oh, il est vrai, pour pas plus que 2000 francs) - charmant? - si vous voulez.
Je n'y vois pas d'inconvénient. L'autre lumière: celle du soleil, y est superbe. Les promenades à faire: pleine d'attractions peut-être; pour des amoureux. Pour Jacques et sa blonde; pour moi peut-être; si vous étiez là. Pour vous; avec moi; - ou avec un autre. Ma foi pourquoi pas? - Le charme. Et l'autre. Pour le moment je suis pressé de me retrouver ailleurs.
Vous verrez bientôt où. Antibes ou Livourne.
Je vous embrasse. Votre
E.
Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum