E. du Perron
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Julia Duboux

Brussel, [31 oktober 1924]

Vendredi

Les cèpes, Julia, sont-ils plus savoureux à l'huile ou au beurre? J'ai quitté mes parents et la famille van Lennep (au salon) au milieu d'une discussion ardente concernant ce sujet. Alice y était. Alice, depuis quelques jours, chroniquement en pleurs. Hier elle m'a appelé ‘coeur dur’ parce qu'à son annonce qu'elle allait se tuer (et ce n'était pas pour la première fois que j'entendais cela) j'ai répondu: - Bon, mais tâche de te dépêcher, alors. - Elle m'a quitté, ruisselante de larmes. Elle a fait un rêve tout à fait affreux, paraît-il: son Génie était venu lui dire qu'Il n'agiterait plus son porte-plume. Mes parents l'ont emmené chez la bonne Mme Kloppenburg (je ne sais pas si Jacques vous a parlé d'elle) pour faire conjurer le mauvais esprit qui la tourmente. Alice qui, pour trop pleurer, n'est pas complètement sotte, trouvait le remède pire que le mal, - mais que faire en face de tant de commisération? D'ailleurs: aujourd'hui elle paraît tranquillisée. Elle est allée au club des littérateurs flamands (rue des Boiteux). Elle fait part de cette assemblée; elle reçoit tous les jours des livres, des lettres, des revues, des coupures de journal - et elle me les montre. Rien n'est plus décourageant. Tous ces littérateurs glorifient, à qui mieux mieux, leurs petits systèmes. Grâce à cela? ou est-ce depuis qu'ils tiennent Alice? mes parents aussi s'occupent - et presque avec autorité - d'Art, et énoncent leurs principes. Quant à moi: je ne lis plus; j'ai éprouvé le besoin de réagir autrement: j'écris des sonnets, maintenant, aussi bien rimés, aussi ‘classiques’, et aussi orduriers possible. Je ferai imprimer cela: en 25 exemplaires, sans nom d'auteur, mais le texte en beaux caractères Elzevier, avec lettrines rouges, et sur papier teinté. Cela s'appellera Agathe, et chante les charmes - charnels - d'une cuisinière. (Avec beaucoup d'allitérations.) Que voulez-vous? trop d'individus autour de moi me prêchent la propreté - la leur. J'ai pris la décision, et mes parents, enfin, sont d'accord, de partir; je quitterai Brux. probablement vers le 15 novembre. Eucharys, chérie, quelle bonne nouvelle! J'ai pensé à vous.

J'irai d'abord à Paris, et y resterai certainement quinze jours. J'ai à travailler avec Creixams, avec Pia (rentré depuis peu de temps, abimé, mais réformé, avec une pension de 50 frs. par mois), avec Willink (qui s'y trouve toujours) et avec Jacques peut-être. Ces quinze jours passés.... voilà!

Viendrez-vous? Voulez-vous, pouvez-vous venir? Beaucoup dépend de cela. Paris est trop froid pour moi. Si vous venez, à nous deux, comme vous disiez, nous saurions tenir tête aux ‘intempéries’. Sinon, j'irai vers la Côte d'Azur. C'est là que j'attendrai alors votre appel; à moins que vous ne pourriez venir m'y rejoindre: je ne sais pas trop où, pour le moment: à Hyères, à Cannes, à Saint-Jean-les-Pins, quelquepart à la mer bleue. Si vous pouviez: nous y passerions une partie de l'hiver ensemble. Ce serait, pour moi, tout à fait ce que Poe écrit: AIDENN.

Vous ne savez pas à quel point mon prochain départ m'enchante. Même si je devais rester seul; mais que serait-ce si ma Belle Accusée m'accompagnait? Vous prendriez soin de moi? Je trouve cela tout à fait gentil; mais pour le moment l'Ennui (chanté par Baudelaire) et la Sottise (idem) me font plus de mal qu'autre chose. Cela va changer dès Paris, j'en suis plus que sûr. Puis, si vous veniez, tout serait pour le mieux, même sur ce point-là. Il faut pourtant que je vous avoue que j'aimerais davantage vous retrouver à la Côte d'Azur qu'à Paris; ce serait plus intime, on serait plus ensemble. À Paris, pour être seul, même à deux, on doit se boucher yeux et oreilles. L'atmosphère y est ‘absorbante’. Mais je ne sais pas pourquoi je vous dis cela: je sais d'avance que vous serez de mon avis. Seulement, la possibilité, n'est-ce pas? Julia, dearie? Et malgré tout tu ne sais pas à quel point j'ai besoin de toi.

Plus tard, quand nous serons ensemble (car avouez que vous aussi, vous croyez à cette ‘ère’) vous me jouerez beaucoup de piano. C'est juré? Le modernisme m'a appris à sentir avant de comprendre: le modernisme me pousse vers la musique, à l'encontre des gens qui parviennent à ‘goûter’ le modernisme, parce qu'ils avaient appris, par la musique, la méthode voulue. Principe si simple, et si contesté. Les enfants qui auront appris à regarder un tableau, à lire un poème, comme leurs parents ont écouté, pendant des siècles déjà, la musique, ne devront plus se résigner à ne pas comprendre. Je suis sûr que si, jusqu'à présent, j'ai négligé la musique, c'était par ce tour d'esprit qui me faisait me demander devant toute oeuvre d'art: ‘Que signifie cela?’ J'ai désappris cela depuis peu de temps seulement; et encore peu à peu, et au commencement surtout, avec difficulté; il y a des gens qui ne désapprendront jamais. Dans mes premiers efforts - à Paris - Pia seul m'a guidé; et encore je le croyais souvent sur parole. Si je n'avais pas été sûr qu'il ne pouvait être ni un fumiste, ni un imbécile, je ne me serais peut-être pas encore défait de mon trop de logique. J'aimerais peut-être, à l'heure qu'il est, Isabella Kaiser; sans aimer la musique. Vous me jouerez beaucoup, voulez-vous? Brahms, Chopin et Debussy, mais encore Bach, et Beethoven, et Händel; et Lully, Corelli, Couperin. Dieu sait quels sinistres décédés; Palestrina, Orlando de Lasso! Des messieurs dont je connais seulement les portraits. (Jadis, je collectionnais des portraits de célébrités: Charlemagne, et le capitaine Webb.) Jouez-moi tout ce que vous pouvez: il y aura toute une éducation à refaire. Mais vous verrez: je ne suis pas trop mauvais éleve. Qui sait si je n'arrive pas à distinguer un fox-trot d'une symphonie?

Encore deux fois, Julia-dear, et je vous écrirai de Paris. Que dites-vous des misères d'ici-bas? Et des joies qui nous sont parfois réservées? Allons, Ma Dame, philosophez, philosophez.... (Moi, j'écris des sonnets orduriers.)

Dites-moi, connaissez-vous Jean d'Agrève? Je vous l'enverrai bientôt. C'est très vieillot, mais cela ne peut pas nous déplaire. Ces amoureux s'aimant si tendrement dans un si joli décor! Les bonnes lettres qu'ils s'écrivent (tellement plus littéraires que les nôtres)! Jean et Hélène; Hélène et Jean. Vous penserez à ces autres deux noms. Et vous viendrez vivre une autre idylle peut-être. Les Iles d'Or! en face de Toulon; en somme, pourquoi n'irions-nous pas là-bas? Toute cette semaine - (quand l'Ennui et la Sottise lachèrent prise!) - j'ai pensé à cela. Pensez-y, vous aussi, my only dear. Soyez très-petite-grande-fille et lisez (ou relisez pour me faire plaisir) cette ‘admirable légende’: Jean et Hélène, Hélène et Jean. Et alors, écrivez-moi une lettre toute bonne, toute imaginée. Pensierosa scripsit. Je l'aime autant qu' Eucharys, vous le savez; je suis tout autant son

Eddy

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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