E. du Perron
aan
Julia Duboux

Monte Brè, 16 augustus 1924

M. Brè, 16 Août.

Neuf heures du soir - et j'ai mal de tête. Pendant une heure déjà j'ai essayé de dormir, rien à faire; mon esprit a pris un bain d'ombre, entre cela et plonger tout à fait, la différence est encore grande. J'ai pensé à vous; un peu - pas trop; et avec calme. Il a plu toute la journée, et toute la soirée ensuite; il pleut encore, il pleuvra probablement jusqu'à demain. C'est dommage pour les beaux athètes qui sont venus ici pour ‘nous’ réjouir pendant trois jours. Quant à moi, j'ai lu toute la journée; aujourd'hui et hier; je dévore les livres, c'est comme une maladie qui me reprend! il faut absolument me désapprendre cela. C'est que vous êtes loin de moi, vous, la seule personne qui m'intéresse vraîment; faire autre chose que lire = s'oublier un peu soi-même, c'est pour moi continuellement regretter que vous ne soyez pas là. En pensée (faut-il dire cérébralement) je me suis déjà trop accoutumé à vous, sommes-nous déjà trop les compagnons. Hier soir - parce que j'avais un peu mal de tête comme aujourd'hui - j'ai accepté l'invitation d'un beau Mexicain (qui s'est révélé Suisse Allemand et ‘Kauffmann’ à Zurich) dont j'ai fait la connaissance aux bains de soleil, pour l'accompagner, lui et quelques autres, à la ‘Grotte Helvetia’, à peu près à 3 K.M. d'ici, toujours sur la pente du Monte Brè: c'est du reste un simple restaurant où une femme allemande accoutrée d'un foulard plutôt rouge nous a chanté des choses italiennes. Les ‘quelques autres’ étaient: un troisième monsieur à qui, pour toute conversation j'ai offert une cigarette et qui vers la fin de l'escapade a voulu tout d'un coup me montrer la lune, - et trois dames, entre autres ‘la vilaine femme rousse’ - hennée plutôt - qui, elle, s'est révélée Autrichienne et collaboratrice à je ne sais trop quel journal s'intéressant à la graphologie, chiromancie et astronomie (d'après ce qu'elle m'en a pu dire). Nous étions d'abord seuls, puis, en un clin d'oeil toute la terrasse de cette ‘grotte’ était rempli d'Anglais. L'Allemande quittant ses

 
Ciri-biri-bin (bis)
 
Quel bel faccin!

nous a fait entendre la nouveauté: It's a long way to Tipperary! C'était charmant quand même et il y avait une gondole dans un arbre. J'ai regretté que vous n'étiez pas là. Je sais bien que les femmes présentes avaient excessivement peu de charme. Mais je suis persuadé que, n'importe comment, j'aurais préféré être avec vous, - seul avec vous, - parmi tout ce monde.

Sans ce qui vient de se passer entre nous à K., sans cette conviction, tranquille, complète, que j'ai eue, pendant les moments de compréhension, d'intimité spirituelle (malgé tout ce que vous pourriez me reprocher) que nous avons connus, que décidément nous serions très bien ensemble, je serais à présent peut-être tout gai de me trouver seul. Maintenant, au lieu de rechercher l'‘aventure’, je préfère lire. Mentalité de veuf, en somme. Il ne faut pas trop m'en vouloir.

Pourtant, cet après-midi, j'ai de nouveau volé un livre. Que voulez-vous? il pleuvait, il pleuvait - j'étais à Lugano et j'avais un par-dessus. Glisser un livre, s'il n'est pas trop volumineux, dans la poche d'un par-dessus est la moindre des choses; d'ailleurs, on peut se préparer (en bouquinant) aussi longtemps qu'on veut et, le moment venu, on n'a besoin que de deux secondes de sang-froid. Curieux, cet après-midi j'étais plus hésitant, plus poltron que d'habitude. Etait-ce parce que je pensais à vous? Car ce livre-ci, je l'ai volé pour vous; à Lausanne déjà j'avais l'intention de vous offrir un livre que j'aurais volé pour vous; j'ai parlé de cela à Jacques qui ne l'a pas trouvé trop bête. Avouez que de moi, un livre volé vaut davantage comme cadeau, qu'un livre acheté. Ce petit moment de frousse est quand même autre chose que l'indifférence que j'éprouve en payant. Je ne sais pas trop pourquoi je m'explique tant; je suis persuadé que vous m'avez déjà compris. Et je vous avertis qu'il ne faut pas me gronder. Les Poésies de Vigny étaient volées pour moi, le petit livre que je vous enverrai demain l'est tout à fait pour vous. Je me suis senti soulagé après avoir fait cela. À Lausanne j'ai failli voler pour vous The Gardener de Rabindranath Tagore. Mais c'était trop facile, là-bas; j'étais entré dans la boutique avec quelques livres, j'y avais justement payé un autre assez cher, personne ne faisait attention à moi, le livre se trouvait dans un coin, ou plutôt un ‘corridor’ abandonné, je l'avais déjà entre mes livres-à moi, alors ça m'a dégoûté. Ici ça a été plus difficile et je n'avais rien acheté du tout. Ce n'est qu'après que le livre se trouvait dans ma poche que je me suis adressé à la vendeuse la plus proche: Mademoiselle, vous avez de la colle? - En bouteille, monsieur? - Je préfère en tube. - Cela m'a couté 50 centimes.

Je vous enverrai ce livre demain. C'est le Télémaque d'Aragon, exactement la même édition que la mienne et que vous avez vue, une gentille petite édition de luxe numérotée, mon exemplaire porte le n0 242, le vôtre 206. Eucharys, Eucharys, Eucharys. Lisez cela; c'est vraîment très bien. Et le portrait d'Aragon qui est admirable. J'ajoute à cela Anicet qui m'a fatigué, qui n'est pas mal non plus, mais trop long. (‘Brevity is the soul of wit’.) Je cherche pour vous La Tentative Amoureuse d'André Gide, le conte le plus charmant, peut-être, que je connaisse. Vous l'aurez dans peu de jours. Et ne vous inquiétez pas (si, toutefois, vous vous inquiétez!), celui-là, je l'achèterai!

Je crois, Julia, que plus tard, quand vous serez avec moi, je vous ferai cadeau de toute ma bibliothèque. Ou, pour le moins, je vous en ferai le gardien. Me guérir de ma bibliothèque me semble parfois très nécessaire. Quand je vous aurai près de moi, ce sera facile.

J'ai un peu mal de tête en ce moment. Tout à l'heure, quand il faisait très gris dehors et très intime (mettons: limité) tout autour de moi, j'ai un peu souffert de ne pas avoir reçu une lettre. Le ‘peut-être’ a donc été négatif. N'importe, je ne vous en ai pas voulu. J'ai relu l'autre. Et je me suis aperçu que je n'ai pas répondu à deux questions. Voici les réponses:

1. Je n'avais pas embrassé Alice du tout avant la photo que vous avez, pour la simple raison que je venais d'en faire 4 autres avec mes parents - après-diner - et que ma ‘petite soeur’ était toujours là. Dommage?
2. M. Duco Perkens a terminé mercredi, et ensuite enseveli, son conte - ou mettons - son récit: CLAUDIA. Cette première version a été faite en 4 jours, (c'est peut-être aussi long - ou court - que l'histoire de Naméno). Il n'a pas travaillé depuis. Il a lu! Mais à partir d'après-demain, je pense, il reprendra les études sexuelles de Havelock Ellis et se préparera à l'attaque du nouveau récit qui s'intitulera probablement: 1 parmi 5. (Un ou une, que faut-il dire?)

J'aimerais terminer très tendrement. J'ai beaucoup d'amour en moi, pour vous, pour vous seule, ce soir. Mais les mots bleus-noirs sur blanc me font peur, vous le savez, et l'absence des gestes m'horripile. Je parlerais très peu si vous étiez ici, en ce moment.

Bonne nuit, ma grande Julia chérie. Vous ne perdrez pas le livre, ni le roi de coeur? Et vous voulez bien embrasser votre voleur? et être très gentille avec lui comme on l'est avec les enfants qui ont mal de tête? vous le regarderez avec les yeux que j'aime et - surtoût - sans le moindre dégoût? Répondez-moi à ceci. Comme fin je vais vous faire une petite confession.

Le tout premier soir au 2 Maupas, quand Claude a parlé d'une expression que vous aviez, une seule fois, et que depuis il n'avait plus su retrouver (ni provoquer), vous avez assez méchamment répondu - et en ricanant, Madame: - C'était quand j'avais l'air très-enamourée? - Je dis: assez méchamment, car le pauvre Claude en était gêné; il a secoué ses doigts comme un gamin qu'on attrape en flagrant délit. Eh bien, en ce moment, je me disais: - Pardi, ce serait si difficile que ça?.... - Et pendant deux secondes j'ai été très fat, Madame, et c'est pendant ces deux secondes peut-être, que s'est installé en moi le besoin d'être aimé de vous! Voilà la petite histoire qui terminera ma lettre, ce soir; ce soir où j'ai mal de tête. Bonne nuit, Ma Dame. Votre

Eddy

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

vorige | volgende in deze correspondentie
vorige | volgende in alle correspondentie