E. du Perron
aan
Evelyn Blackett

Gistoux, [oktober 1929]

Gistoux, lundi.

Ma chère Eveline,

Hier soir - pour la lère fois depuis bien longtemps - je me suis remis à mon roman*, celui qui doit être la lère chose ‘définitive’ sortie de moi, et qui n'avance pas, parce que je me sens trop pauvre. Peut-être vous dois-je cette richesse momentané? - en tout cas, to the man, if not to the writer, vos lettre font a lot of good, soyez-en sûre. C'est pour cela peût-être que j'ai un peu peur de vous voir en personne, non seulement parce que je pourrais vous décevoir, mais parce que, forcément, notre façon de nous voir sera changé, après. C'est très bien d'avoir un ami - un grand ami - quasi-inconnu; et c'est moins fréquent qu'on ne le suppose. Mais soit, nous nous verrons - et citerons Shakespeare; ‘Come what come may’. Ceci ne m'empêchera pas de savourer notre correspondance comme elle mérite. Le jour où je m'embarquerai à Calais je ‘re-composerai’ moi-même, au besoin, quelques attitudes et quelques sentiments; du reste, on le ferait sans le vouloir: le jour où les lettres seront mises de côté pour que les personnages s'abordent, chaque personnage pour soi se rendra surtout compté de la partie inconnue de l'autre. - Non?...

Ce matin, une nouvelle lettre m'est arrivée, en réponse à ma 2de série de photo's etc. En effet, nous avons de part et d'autre beaucoup à nous dire. Pourtant, cette fois-ci, je me mettrai surtout à vous répondre, pour ne pas trop embrouiller les choses. D'ailleurs, vous répondre un peu bien ne sera déjà pas si facile. Prenons d'abord cette lettre d'hier. - J'ai à vous remercier de cette page de journal intime; et oui, il m'a été possible de comprendre ce que vs avez exprimé là et d'accepter votre conclusion. Seulement, là où vous avez la tendance de juger la multitude par les unités, j'ai celle (habitude myope) peut-être) de juger quelque unité lui m'intéresse par - ou à travers - les multitudes; c'est vous dire que je fais profession d'ignorance quand il s'agit de constater que les humains sont ‘the most delightful, wretched, poor, dear, sweet creatures that ever were’, mais que j'accepte tous ces adjectifs pour vous, dans vos moments sombres. Je vous remercie aussi de m'avoir donné un petit rôle à remplir dans cette rêverie et ce désespoir. Si j'avais été près de vous en ce moment, j'aurais été sans doute fort malhabile à vous faire retrouver le ‘universal harmony’ qui vous fait défaut, mais je vous aurais volontiers dit: ‘Delightful, wretched, poor, dear, sweet Eveline, ne vous en faites pas trop - for this also will pass.’ Vous devriez mettre cela dans votre chambre (framed up), écrit dans votre plus ferme écriture. - Et puis, ayant dit cette bêtise peut-être, mais avec le ton voulu, je vous aurais, si vous me l'aviez permis, volontiers caressé les cheveux. C'est très apaisant pour une tête savante comme la vôtre, une main amie sur les cheveux; vous ne croyez pas?

J'ai probablement tort de vous répondre à cette feuille de journal intime, par ce que, au moment où vous lirez ceci, vous serez redevenue forte comme un lion (je préfère que ce soit une lionne!) et six feet two, du moins moralement, de sorte que, si j'étais venu vous consoler en personne, je ne me serais senti qu'un petit gros monsieur bien inutile; j'en suis persuadé.

Que répondre aussi à votre remarque que, en dépit de tous vos amis, vous serez toujours seule?

On ne répond pas à des vérités pareilles sans avoir l'air d'être un veau. - Même quand vous aurez trouvé le Mari - j'allais dire: l'Homme, mais je me souviens que sa qualité première doit être celle d'avoir été reconnu digne du mariage - donc: même quand vous aurez trouvez l'Unique, l'Elu et le Mari, vous serez, au fond, aussi seule, par moments, qu'à présent. Je sais qu'il y a des mariages heureux, mais ce qui me gâte toujours ce genre de bonheur c'est que, pour y arriver, il faudrait commencer par mettre le tout sur un plan assez bas**; pour y croire profondément il faudrait avoir aussi un peu de cette simplicité frisant l'idiotie qu'on trouve en tel abondance dans les Christmas Books de Dickens. Vous savez comme moi que nous n'y arriverons jamais plus! (ma chère enfant...) Reste à s'illusionner avec les meilleurs moyens - dont le Mari et tout ce qui s'approche de lui, plus ou moins - pour oublier, le plus possible, cette solitude foncière et irrémédiable.

Si les études et les grades académiques vous satisfont, très bien: cela fera donc partie des ‘moyens’. A 30 ans, oui, beaucoup de choses seront devenues plus simples; - à 40 plus simples encore. Et combien simples à l'heure de la mort! - Je crois que c'est Wilde qui un jour a dit: ‘Ne dites jamais JE’. - Je trouve que c'est bien plus drôle de dire; NOUS. Quand on dit NOUS, on dit JE - (exception faite pour le jargon des rois!).

Vous ai-je parlé en ami? J'espère ... Imaginez-vous qu'avec ces paroles, je vous envoie beaucoup de sentiments chaleureux, affectueux, fraternels. (Il faut penser à une ‘fraternité d'armes’) Le tout à réserver pour les moments sombres; n'est-ce pas?

* * *

Maintenant l'autre lettre, celle de ce matin. Celle-là a un tout autre ton; un ton explicatif, ma foi. Je la suives point pour point.

1. ‘Whatever will that man think’ - etc? Je vous l'ai dit au commencement de cet épître: que vos lettres me font le plus grand bien. Et surtout, je ne m'imagine pas un instant que vous pourriez être amoureuse de moi. That's that. (Now go on! comme on dit chez vous, je crois, dans les publics meetings, quand quelqu'un a demandé: Am - I - plain?)

2. Photos. Passons.

3. Amour et Love. Vous vous imaginez un peu trop d'écrire à un français! J'ai vécu 8 ans en Belgique et en France, mais le fond est chez moi assez différent. Je crois avec vous que votre ‘love’ makes one strong, et que l'amour français en général seems to turn one into a weak-kneed sort of creature. - Je pense seulement, ce que je vous ai dit déjà, qu'avec les meilleures intentions et les meilleures conceptions de la chose, on peut se tromper, et qu'alors on se trompe plus cruellement. Je crois que l'amour français suscite moins de drames, en fin de compte. Mais je reconnais volontiers qu'à côté d'une réussite de votre conception de love, cet amour-là est surtout une très-agréble occupation d'épicuréen.***

Maintenant, dans l'image que vous me faites de la vie sexuelle de vos compatriotes, il y a, je pense, plusieurs choses à reprendre. Je pense que pas mal d'anglais ont - pour bien faire les choses, et bien éviter le mélodrame - leur wife in England et leur maîtresse on the continent. Il y a aussi l'exemple de la cour de George IV, et des bonshommes comme Douglas et Wilde qui me donnent à réfléchir. Mais ceci ne veut pas dire que je ne crois pas à la règle, celle que vs me peignez. Seulement, j'aimerais parler avec vous des exceptions; c'est toujours plus intéressant, je crois!

4. Livres à lire. Oui, il faut lire Le Grand Meaulnes, que tout le monde trouve si bien, sans que pour cela ce soit un livre banal. Il y a beaucoup d' ‘atmosphère’ dans ce roman, qui est assez près de ce qui peut être un bon roman anglais. (Au point de vue ‘moyens’.) Mais personnellement j'aime mieux Barnabooth, qui n'est pas un livre si simple que ça, mais un livre admirablement nuancé, vous verrez. Quant à Jean Barois, c'est surtout un livre fort: assez cérébral, d'une composition parfaite, et d'une simplicité de moyens, telle qu'on nele peut se permettre que quand on se sent très riche. Ne vs laissez pas décourager par les fragments du procès Dreyfus qui se trouventt au milieu; ce procès n'est traité que comme (ce qu'il était) un admirable prétexte. Ce Dreyfus, trop nul pour bien jouer le rôle d'héros, ou de martyr, n'en a pas moins été le centre d'un choc des personnalités 20 fois plus intéressants, et forts, et vrais, que lui-même. Barois et son groupe prennent part à la lutte, pour mieux s'affirmer.

Une belle phrase de Claudel, Eveline (qui n'est pas un de mes auteurs préférés): ‘J'ai été partout, parmi beaucoup d'hommes es dans beaucoup de pays, et je n'ai remporté de partout que le témoignage de moi-même’.

6. Votre livre. Le titre que vs me donnez est très bien aussi: mais je préfère, je crois: Here, sins and music. Je croyais que vous alliez faire une espèce de satyre contre ces messieurs. (Qq. chose comme The Green Carnation de Hichens contre le groupe de Wilde.) Mais vous allez faire qq.chose de plus ‘constructive’; ce qui vaut mieux, Vous m'en reparlerez, j'espère?

7. Je vais faire l'impossible pour lire le roman de Mme. Gevers.

8. Oxford. Non, je ne m'étais pas representé les choses si ‘childish’ que ça! Mais ces bâtiments ne laissent pas de m'impressionner; il n'en est pas moins vrai qu'il a là tant de jeunes cerveaux en train de se bourrer de ‘learning’. Je comprends assez ce que ce spectacle peut avoir de grand, mais personnellement cela me paraît surtout terrible. - Mais vous ne savez pas à quel point mon éducation à moi a été négligée! A 8 ans je suis allé à l'école, pour 2 mois, ensuite, à 9 ans, encore pour 2 mois. Puis nous avons habité une île où mes parents et moi étions les seuls Européens. Là mon père. qui était le plus cholérique des planteurs, s'est fait mon instituteur - à son horreur et à la mienne! -; puis, à 12 ans, je suis encore allé à l'école, jusqu’ à 13 ans. A 13 ans j'ai failli devenir fou, je ne sais pourquoi, par excès d'imagination peut-être, je passais les nuits à voir' des scènes d'assassinat. Bon, cela ne s'harmonisant pas ave l'école, on me laisse de nouveau courir dans les prés. Entre 14 et 16 ans, j'ai pris des vagues leçons d'anglais, de français et de comptabilité! Je n'ai jamais compris pourquoi cette comptabilité, mais soit. Ces leçons, je les prenais chez des religieuses et pour l'anglais, d'abord chez un commerçant, ensuite chez un représentant de bibles (en 517 langues, je crois)****. A 16 ans, comme mon père trouvait que je ne faisais pas toutes ces études avec assez de sérieux, j'étais remis à l'école: au lycée. Dès le premier moment mon attitude était prise: je me sentais un homme libre, un héros de roman, absolument déplacé sur ces bancs ridicules. Comme j'avais beaucoup lu, je commençais à acter mes personnages: imaginez‘vous un gamin de 16 ans froidement ironique à la Wilde (par ex.) envers tous les professeurs? Ce qui les mettaient en rage, c'était justement que mon attitude n'était pas celle d'un enfant, ils ne pouvaient pas bondir sur moi et me gifler ou me tirer les oreilles; ils se sont donc contentés à me renvoyer coup sur coup. Ce jeu commençant à m'ennuyer je me suis laissé renvoyer définitivement en essayant de soulever la classe contre le professeur d'Histoire. (Je n'ai pas fait exprès, ce n'était pas pour lui donner une meilleure idée de la Révolution.) Renvoyé à 17 ans, je suis allé retrouver mes parents qui en ce moment demeuraient dans un village charmant, entourés de montagnes. Mon père, exaspéré, prenait des airs de burggrave (à la Hugo); moi je me préparais à repartir; si j'étais reparti alors, je serais en ce moment peut-être un aventurier du genre piteux: ceux qui dans ‘les pays’ font tourner (pour de l'argent) des disques de gramophone ou des vieux films ramassés n'importe où. J'avais un ami de ce genre-là chez qui je comptais aller. Ma mère m'a‘sauvé’, c.à.d. a fait revenir mon père, le cholérique planteur, à des meilleurs sentiments. Suivent deux ans - de 17 à 19 - où j'ai préparé, avec assez de zèle, un professorat (en langue néerlandaise). Mais à 19 ans j'étais devenu amoureux d'une institutrice plus agée de 2 ans, et ma conception de l'amour se rapprochant, sans doute, du ‘love’ brittannique, je voulais absolument l'épouser. Or, mon professorat n'aurait été décroché que dans cinq ou six ans. Par conséquent, je l'ai abandonné et me suis fait ‘reporter’ d'un journal là-bas, où, à 19 ans je tombais dans un cercle de vieux journalistes coloniaux, - qq. chose de tout à fait dégoûtant. Pourtant, je tenais bon; jusqu'au jour où mon institutrice***** m'écrivait qu'elle aimait un autre - qui, pour comble d'humilation, était un monsieur marié. Bon, j'ai expliqué à mon tour à un des vieux journalistes ce que je pensais de lui, ce qui veut dire que j'ai dû quitter le journal, assez précipitamment et en abandonnant mon salaire. J'avais vingt ans: je suis allé retrouver mes parents, qui se trouvaient chez mon demi-frère, cet homme devenue si riche dans le thé. Là, j'ai joué au tennis et fait d'autres choses de la même importance, jusqu'à ce que mon père, se résignant. me donne l'argent pour faire un ‘voyage d'études’ à travers Java. Je lui avais expliqué la chose ainsi: - ‘Mon cher père, je ne vaux rien comme journaliste. Mais comment voulez-vous que je sois un bon journaliste, si je connais rien à rien?’ - Il s'est laissé convaincre; j'ai voyagé. De ce voyage sont les premières photos que je vous ai envoyées. Ensuite, à 20 ans, comme j'avais étudié un peu les monuments bouddhiques et hindous à Java, j'ai obtenu cet emploi de bibliothéquaire-adjoint au Musée de Batavia, où j'avais un si beau secrétaire-noble-javanais. Sept mois après, mes parents, étant arrivés à vendre leurs terres, etc. partaient en Europe, m'invitant de venir avec eux.

Vous voyez, Eveline, mon ‘éducation’? c'est à mourir de rire! - Comment voulez-vous que je n'aie pas (surtout) peur de vos institutions à développer le cerveau? - J'aime beaucoup l'anecdote du professeur et du prince. Etre Fils de Dieu est pourtant bien beau, après Jésus-Christ! Mais probablement, ce n'était pas le même Dieu. Dans l'Ancien Testament déjà, il y a le Dieu d'Abraham et ceux des autres.

9. Vos articles, etc. Après tout, oui, pour le moment j'aime mieux que vous me parliez de vous. Et puis, quand je serai à Oxford, vous pourriez me donner tout un paquet, peut-être, pour me tenir compagnie dans my garret. - Par contre, j'ai bien peur que vous vous trompez si vous croyez que je pourrais être ‘une tête bien faite’. Maintenant, après ce que je vous ai révélé sur mes ‘études’, je pense que vous n'y compterez plus. Et puis, que voulez-vous que fasse un auteur qui écrit en hollandais, pour ‘reprendre le monde’? Nous laisserons ça au vieux Montaigne. Je suis déjà bien content que mes historiettes, parues par hasard dans Variétés, m'aient procuré une charmante amie savante telle quelle vous! Demander davantage serait folie.

10. Ne vous inquiétez pas pour la traduction. S'ils ne vous l'ont pas renvoyée, ils le placeront peut-être d'ici un an. Est-ce qu'en Angleterre ils sont si vites à placer qq.chose? En Hollande les revues les plus sérieuses vous font attendre souvent six mois. Je serais riche si j'avais en ce moment l'argent de toute ma ‘copie’ qu'on doit encore placer!

11. Le P.S. final: Votre portrait, - Non, ne courez surtout pas chez ‘the photographer's’! Tous ces gens ont la sinistre manie de tendre vers la Beauté Générale de la Femme! et d'effacer tant qu'ils peuvent ce qui caractérise un visage. Si vous ne pouvez m'envoyer des ‘snaps’, tant pis; je viendrai vous photographier moi-même. - J'aime mieux que vous soyez ‘agreeable’ que ‘beautiful’; je suis mal à mon aise avec les femmes très beautiful, je suis comme balancé entre l'envie de les déshabiller et de leur tirer le nez; on ne fait jamais ça, bien entendu, mais avoir envie de le faire, même spirituellement, est déjà fatigant. Et soyez tranquille, votre visage, tout ‘lumineux’ soit-il, n'a rien de celui de ma ‘Muse et Madone’. Entre parenthèses: dans le recueil de contes que vous avez, se trouvent 3 histoires remplies de cette Muse, dont une: la première, est prèsque entièrement selon la réalité. Je vous les traduirai un jour; le premier (qui est aussi le premier du recueil) s'appelle Le Bien Meuble (c'est la Muse, ce bien-là.) Mais ce mot ‘meuble’ ou ‘mobile’ (roerend) a encore le sens d' ‘émouvant’ en hollandais. - Bon, je VOUS reprends. Vous avez donc 5 feet 2 inches; c'est ... c'est...? Mon dictionnaire me dit qu'un pied vaut 0,M. 324. Cinq pieds, 1 M. 62. Reste les 2 inches. Un inch, vaut 2,54 c.M. Deux inches, 5.08 c.M. Donc, vous seriez: 1 M.67 à peu près; ce qui serait un c.M ½ plus que moi, - Ne pourriez-vous pas, avant de me montrer Oxford, diminuer de 1½ c.M.? Si vous étiez six feet two, je me serais résigné. Maintenant, c'est humiliant!

Mais je vous battrai à plate couture en grosseur - you can lay to that!

A bientôt, Eveline. Ne quittez plus le bon chemin; faites attendre les autres et écrivez-moi.

Votre

E.

* Il s'apppellera probablement: Les Incertains. Mais il n'y a qu'un quart de fait, à peu prés 100 pages.

** ou médiocre, si vous préférez...

*** Ce qui est tout de même déjà pas si mal que çà...

**** Cela s'appelait The British and Foreign Bible Society, et c'était aussi très-impressionant.

***** Pas mon institutrice, mais ma bien-aimée qui fut institutrice.

P.S.- Je ne partirai à Brux. que merdredi ou jeudi; vous devrez donc attendre pour les livres. J'espère les trouver tous trois.

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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