E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Pisa of Florence, [tussen 25 en 28 mei 1923]
Chère Clairette,
Votre religieuse amoureuse m'a bien barbé. Heureusement que j'ai sauté la préface, - je m'en félicite; heureusement que je n'ai pas été trop tenace non plus. Vous aimez cela? ce romantisme desespéré, larmoyant, touchant, pathétique, ridicule, presque vulgaire? Dans la première lettre j'ai trouvé une femme qui ne veut pas ‘juger injurieusement’ de l'amant qui l'a abandonnée et - elle le lui dit: méthode de suggestion à la Dr Coué: le scélérat dont on pense toujours tant de bien devrait finir par se regarder soi-même avec d'autres yeux, ce qui serait le premier pas vers la réunion des amants. En attendant, la religieuse s'apitoie sur son propre sort, s'appelle ‘Marianne infortunée’ etc.; peu sympathique, en vérité. Pour apprécier cela il faut que le lecteur soit ému aux larmes a priori. Or, je n'en avais pas la moindre envie. J'ai donc délaissé - à mon tour - la Marianne de la lettre I pour celle de la lettre II. Hélas, (pour écrire dans son style!) Elle était restée inconsolable! Elle se sentait obligée de dire à son beau fugitif - dès le début - qu'il ne devrait pas ‘la mal-traitter... par un oubly’, etc.: - et elle trouve que c'est juste qu'il souffre qu'elle se plaigne..... - mon Dieu, je veux bien, et puisqu'elle est old-fashioned à faire peur, je n'ai même pas tenté d'excuser le monsieur en fuite - mais qu'il souffre, pas moi! J'ai sauté la lettre II; le courage me manquait d'entamer la lettre III. J'ai suivi la méthode des dactylos et des petites pensionnaires; j'ai commencé à la lettre V (la dernière.) Je n'ai pas eu tort: quatre lignes ont suffi pour m'instruire que l'abandonnée était enfin persuadée que son gentilhomme ne l'aimait plus; alors - avec un mauvais-goût complet3 mais à la mode - elle se prépare à lui renvoyer tout ce qu'elle à encore de lui; et ‘ne craignez pas que je vous écrive;’ lui dit-elle, dans cette lettre qui est la plus longue de toutes; ‘je ne mettray pas mesme vostre nom au dessus du pacquet’ - que voulez-vous, Clairette, devant un désespoir ou courroux tellement sacré, mon pauvre esprit de profane s'est mis à trembler (les esprits tremblent-ils? oui selon les spirites); j'ai pris la fuite, tout comme l'amant, et aussi définitivement.
Hélas! (je récidive) je me sens peu enclin aux lectures sentimentales. Ce que j'apprécie de plus en plus dans l'esprit et la littérature moderne, c'est l'absence, le mépris de toute sentimentalité, la faculté de constater froidement (je me souviens que vous n'aimiez pas ce mot), de ne plus regarder - même pas se regarder - à travers des arcs-en-ciels très beaux et très trompeurs. C'est pour cela qu'un Paul Morand m'emballe. Et à côté de l'admiration que j'ai pour certaines pages dans ce genre, il n'y a qu'une petite commisération d'ex-co-victime (vous déchiffrez?) pour des lettres d'amour suffisamment larmoyantes. Même si j'appréciais encore cela je ne me l'avouerais pas! Ce serait ‘contraire au salut!’
Non, je regrette, votre amie est par trop vieux jeu pour mon goût. Elle égrène un chapelet de lieux communs: sensibleries et attendrissements tellement ‘humains’ à en devenir ineptes. Je déteste une femme qui écrit à l'‘autre’: ‘Et pourquoi avez-vous empoisonné ma vie’? - qu'elle ait vécu au 17e ou au 20e siècle. - C'est tout de même bien écrit me direz-vous peut-etre. Mais j'ai quitté ce point de vue Wilde, je ne fais plus attention au style; vous non plus d'ailleurs - pas tant que cela - Stendhal, Balzac, Dostojevski ont mal écrit. Shakespeare a mal écrit, très mal écrit, très souvent. S'il faut renforcer la phrase contre le mot, il faut retourner aussi au contenu effectif; que le contenu ne soit plus prétexte à s'exprimer bien, ou de façon originale.
Le contenu effectif des lettres portugaises, ce sont les jérémiades d'une nonne épouvantablement sentimentale, troublée par une aventure galante assez banale, en somme. Un homme quitte une femme et l'oublie. La femme reste ‘brisée’, ou s'imagine l'être. Quoi de spécial la-dedans? L'habit de religieuse? J'aime mieux les contes de Boccace, alors. Et Dieu sait comme ils m'ont ennuyé.)
Chère Clairette, mardi, je serai chez vous à 8h. ½ juste, si cela vous va. Si vous ne m'écrivez plus c'est que l'heure vous convient; sinon, envoyez-moi votre contre-ordre sur carte postale. Je joins à cette lettre (et à celles de la religieuse portugaise) Le Diable au Corps de R. Radiguet. Je regrette de ne pas avoir Les Civilisés en ce moment; c'est parfois un peu roman-feuilleton, mais pour moi c'est le meilleur Farrère; j'ai trouvé beaucoup dans ce bouquin. Lisez-le; après, je vous en reparlerai.
Au revoir et pour le moment (minuit et quart) bonne nuit.
Bien à vous
Eddy
Origineel: particuliere collectie