E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Brussel, 10 april 1923

Bruxelles, 10 Avril '22.

Ma chère Clairette,

Trois fois j'ai commencé à une lettre pour vous; trois fois j'ai trouvé ce que je vous disais d'une banalité tellement écoeurante que j'ai détruit mes feuilles avec une véritable férocité boche. J'en suis là, ma chère amie, - ne plus savoir que vous raconter. De l'autre côté je ne suis pas encore arrivé à trouver goût dans des ‘rapports’ très extérieurs; d'ailleurs je vous ai écrit que ma vie est moitié philosophe moitié sotte et n'offre aucun intérêt. ‘Sans blague’.

Duboux m'a quitté hier. Nous sommes maintenant très liés. Je travaille. Mes parents me chargent de vous transmettre toutes leurs bonnes pensées, ainsi qu'à votre Maman, évidemment. Mon père a été malade de ces jours-ci et c'est pour cela que je ne pourrais quitter Bruxelles que vers la fin du mois; je serai donc au commencement de mai à Venise et peut-être vers la moitié de mai à Florence. Seriez-vous toujours là? Je joins à ma lettre une autre, écrite le jour même où vous avez quitté Brux.; je crois vraiment que ma proposition n'est pas si bête que cela; je vous écrirai donc de Venise; si vous ne me répondez pas je me dirai que nous nous reverrons toujours de temps en temps à Bruxelles et qu'au fond nous resterons bien amis. Il m'est impossible de vous écrire mes ‘pensées’, mes ‘sentiments’, surtout puisque vous me cachez les vôtres. Croyez-vous me devoir de ne pas me ‘tourmenter’ (!) ou bien suis-je devenu un ami de 3me ordre? Je ne le sais pas trop bien et au fond - si je ne croyais pas vous blesser, je dirais: ‘Qu'importe?’ Vous devez être en ce moment entouré d'amis intéressants et proches, tandis que je suis pour vous un morceau du passé. Tout cela en quelques semaines, mais on vit vite au siècle des aéroplanes sans moteurs. Je m'en suis rendu avec un certain perplexité.

Je turbine à mon ‘roman’ - qui a passé par une 5me ou 6me métamorphose! - pour me libérer de ce qui me retient à ce qui est bien derrière moi, pour pouvoir regarder, sentir des choses nouvelles. C'est embêtant de n'être pas formé, assis comme vous dites (‘oh, ne les faites pas lever, c'est le naufrage!’), de changer toujours - on va plus vite que ce qu'on veut..... immortaliser! Au fond un livre que j'écrirais serait toujours une épisode de mon passé; mais je me console en me disant que je n'ai que 23 ans après tout, qu'en écrivant chaque année un tout petit bouquin, j'aurai toujours publié 12 ‘titres’ (!!!) avant d'être arrivé à l'age où l'homme est complètement formé et où l'artiste sait ce qu'il veut. Paul Morand a cet age - au point de vue quantité il a publié peu, et il est considéré comme un jeune. Alors? Mais vous savez: je veux marcher plus vite que le temps! En tout cas, voilà plus de 250 pages folio écrites devant moi, contenant e.a. un roman-express complet, terminé, de -. Ah, pardon, Clairette, je parle boutique, je ne sors pas de mes projets de ‘débutant-auteur’, c'est dégoûtant. Moi qui avais l'intention de vous parler beaucoup de Lord Carnarvon, ce martyre de la science! J'espère que votre ami Godard ne sera pas piqué par quelque général de Tout-ankh-Amen déguisé en moustique ou en cerf-volant. [tekeningetje] Merci pour votre lettre et pour la carte postale! Veuillez déposer aux pieds de votre Maman tout mon respect et souffrir, ma marquise, que je vous baise la traîne.

Votre Eddy

Origineel: particuliere collectie

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