E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci

Brussel, 3 februari 1923

samedi

la nuit

Ma chère presque-soeur ou -tante trop chérie,

Je voudrais pouvoir vous donner le calme - ce tant-renommé, tant-recherché, tant estimé calme - qu'IL vous donnera, mais comme je ne suis qu'un gosse indécis Clairetty-mine, je veux que demain matin, quand vous vous réveillez, cette lettre vous sera apporté à votre lit pour vous prouver que mon pronostic était juste: que mes pensées ne vous ont pas quitté un instant.

Sujet de mes pensées: SON calme! Je ne sais pas pourquoi tout d'un coup j'ai compris que c'était cela ce que les femmes aiment: un calme magnifique, stoïque, implacable de quelque mari bien pratique qui serait en même temps un excellent maître d'hôtel.... je crois que c'est à cause d'une aventure que Duboux m'a raconté tout à l'heure. Je vous vois maintenant, chérie, dans un grand fauteuil, avec Pia ronflant à vos pieds, et votre mari - j'avance en pensées - derrière vous, en train d'épousseter avec soin les tableaux que vous avez fait. De temps en temps il vient près de vous, pose sans bruit son plumeau, et tend sa main pour vous caresser les cheveux. Alors Pia ronfle plus fort, il retire sa main, reprend son plumeau, sourit d'un sourire profondément content, et reprend la besogne interrompue avec la même prudence. - En vain je cherche un rôle à jouer dans cet heureux ménage. Dois-je entrer à pas feutrés comme un voleur? Vous connaissez cette scène:

Mais que diable allait-il faire? - Mais que diable allait-il faire dans cette galère? - J'y suis de trop.

Je raille - pour ne pas trop vous ennuyer. Et pourtant il y a un fond très sincère dans tout ceci: je ne veux pas troubler le repos qu'il vous donnera. Et c'est ce qui arrivera, soyez-en sûre, si je restais. Un matou ne guetterait pas avec plus de.... sournoiserie un cage de canaris! Je vous l'ai dit: je n'ai rien de Werther (que le manque de calme peut-être); et vous n'avez rien de la bourgeoise encylosée qu'est Charlotte. (Que cette créature m'a été antipathique!)

Clairetty ne m'en voulez pas trop si je vous tourmente tellement. Avouez que c'est assez difficile pour moi ce dilemme: si en partant je me tais vous serez inquiète; si par contre je vous écris des lettres turbulentes, qui ressemblent à nos rendez-vous, seriez-vous quiète? Bonjour, ma tante trop jeune, je chasse les derniers restes de votre sommeil avec un baiser où j'ai mis tout mon ‘caractère’.

Eddy

P.S. Comme poids à ma lettre je vous envoie la silhouette de l'ami Cocteau

Origineel: particuliere collectie

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