E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Spiez, 12 september 1922
12 Septembre - 22.
Ma chère Clairette,
Me voilà am Thunersee, arrivé sain et sauf et ayant froid. J'ai trouvé Coco en assez bon état; il était dans sa chambre en compagnie de deux jeunes français quand j'entrai, et très étonné de me voir surgir comme ça! J'espère que ma présence lui a encouragé; il va relativement bien mais n'est pas transportable et ne le sera probablement pas si vite; j'ai vu le médecin aujourd'hui, un sympathique suisse allemand qui parle le français un peu comme Michele Lanzetta.
Demain soir ma tante sera ici; je resterai encore quelques jours pour ne pas refaire immédiatement le voyage, qui n'est pas amusant pour sûr; j'ai dormi à peu près jusqu'à Bâle. Un billet de 5 francs m'a acheté la profonde sympathie du controleur qui m'a préparé un compartiment 1re classe comme dortoir; je me suis allongé, on m'a laissé tranquille jusqu'à 11 heures du matin et je n'ai rien perdu de mon repos de nuit habituel. Pour 5 francs belges (!) au-dessus le marché (qui était un simple billet 2e classe), ça n'est pas trop mal. Et songer que le même type a voulu me fourrer dans un compartiment où.... sentaient déjà 5 personnes, pressées l'une contre l'autre, et dont 4 amoureuses. Je suis très content de mon voyage!
J'ai fait comme vous: je n'ai rien vu de l'Alsace. A Bâle j'ai changé de train à midi et quart, et à 4 heures j'étais ici. Le paysage Suisse est paisible, très vert, de Bâle à Bern; à partir de là il y a plus de variation. Spiez est magnifique, je vous envoie un petit panorama; tout à gauche vous voyez l'hôtel Kurhaus. Il y a beaucoup de hollandais ici; mais on commence à quitter la place: le temps est mauvais et fin septembre l'hôtel ferme. Espérons que le pauvre Coco sera capable de prendre le train vers ce temps.
Les français ont quitté Spiez ce matin; hier 20 personnes sont retournés vers leurs pays respectifs; et si le temps continue à être comme aujourd'hui je ne prolongerai pas mon séjour outre mesure. Je ne sais pas si je pourrai être utile encore à ma tante: en sieur de compagnie, peut-être; mais mademoiselle Jeanne sera là, elle aussi, alors.... S'il fait beau, j'irai à Jungfrau-Joch (j'espère que je l'écris bien!) qui est à 4 heures du sommet de la Jungfrau; j'aimerais faire cette promenade à pied aussi, mais est-ce qu'on trouvera encore un guide? Puis il me faudra d'autres souliers!! - Les environs de Spiez même me semblent très jolis; mais je ne peux vous donner aucune description, puisqu'il a plu tout ce jour et que j'ai tenu compagnie à Coco. Son moral est bon! - Je saurai vous décrire la chambre de bain, le salon, la salle à manger, le serre, le jardin, mais ce serait trop long et ennuyeux. Suffit que c'est un charmant petit hôtel assez distingué, enfoui sous les fleurs. Vous seriez heureuse ici! Il y a une petite fontaine cachée dans la verdure dans le jardin, devant la porte d'entrée. On parle tant bien que mal le français. Ne pourrez vous pas vous évader de Quinto et venir ici? vous m'accompagnerez sur la Jungfrau et je ne verrai plus rien d'elle!
Que faites-vous? J'ai l'impression que je me suis éloigné encore plus de vous, ce qui fait que le désir de vous voir et vous avoir près de moi s'est accentué encore - rien que cela! Mais j'ai là vos lettres et vos photos; elles, en tout cas, me restent fidèles. J'ai écrit à madame votre mère; vous savez cela maintenant et peut-être (‘qui lo sa?’) elle vous a fait lire ma lettre! Maintenant: plus de cache-cache. Je ne sais pas si elle me trouvera ‘insolent’ de nouveau, ou seulement ‘toqué’; et aussi je ne me suis pas demandé cela trop longtemps. J'ai éprouvé le besoin d'être franc avec elle - à mon tour - et je compte qu'elle me dira ce qu'elle à sur le coeur; je suis sûr qu'elle le fera, votre maman, car elle est ‘psychologue’ mais pas hypocrite. Et vous? - vous ne m'en voulez pas, d'avoir agi sans vous consulter? Si oui, pardonnez-moi; il m'était impossible de me tenir caché, bien à l'abri du mécontentement de votre maman, comme un écolier qui se félicite que c'est son camarade qui a été ‘attrapé’. Vous, vous me comprenez, n'est ce pas? Ce n'est plus comme dans ‘le cas Pinsonnette’ quand vous étiez fachée d'une franchise qu'entre vous et moi je jugeais non seulement tolérée mais un devoir. Je puis avouer, maintenant, que vous m'avez bien blessé ce jour-là en me jugeant si mal. Non, Clairette, promettez-moi que quoi qu'il arrive nous ferons de notre mieux pour comprendre l'autre dès qu'il explique. Peut-être nous ne nous connaissons que très mal. ‘Pourtant (me direz-vous) vous m'avez dit que vous me connaissiez tout à fait?’ - C'était un ‘tout à fait’ de ce temps-là. J'avais compris que vous étiez beaucoup plus simple, plus ‘petite jeune fille pure’, plus bonne qu'on ne l'aurait cru en jugeant d'après votre situation de femme admirée, désirée, gâtée. Vous y êtes? Ça me suffisait - alors. Maintenant cela ne suffit plus. Maintenant il me faut des détails. Et ce qui est pire: il vous faut des détails aussi. Et ce qui pour moi, qui vous aime tout à fait, avec un amour constant, fort, fidèle (j'écris tout ceci avec la plus complète confiance), ce qui pour moi ne sera jamais plus qu'un détail, pourra être pour vous une chose capitale. Enfin, attendons! Pour le moment ce sont les beaux habits, les cravates impeccables, les chapeaux de belle forme, la finesse et la sociabilité qu'il vous faut. Vous voyez que je connais la liste? Ma Clairette chérie, je ferai de mon mieux; mais pensez que c'est difficile pour moi, ce n'est pas une chose qui se fait en éclair que vous me demandez, c'est une chose continue, une transformation de caractère presque, et il me faut du temps; je ne saurai me changer comme dans un conte de fée d'un seul coup en Prince Charmant après avoir été mendiant ou savoyard.
Mais vous avez ma promesse. Mon amour serait un petit béguin bien mince si je disais ‘non’ après la première demande que vous me faîtes, après vous avoir juré que je ferai tout pour vous!!! Seulement j'aurais mieux aimé de me faire marmiton pour gagner la Belle Héroine, que Prince Charmant. C'est plus dur, mais moins difficile!
Seulement: est-ce que la Belle Héroine, de sa part, sera clémente dans son jugement? Je me le demande. Mais je l'aime, la Belle Héroine!! - J'ai fait preuve hier peut-être de ces aimables qualités de ‘gentleman’ et c'était en pensant à vous que j'ai pu le faire. Un des deux français qui tenaient compagnie à Coco, quand il entendait que je n'étais qu'un espèce d'écrivain, a déclaré qu'il appelait cela des ‘gens inutiles’; quand je remarquai qu'il avait peut-être raison, mais que l'utilité de certains gens ne valait pas l'inutilité d'autres, il se fâchait visiblement et disait que les inutiles qui se vantaient de leur inutilité étaient des égoistes et des idiots. Je repondis que je me rendais parfaitement compte d'être un égoiste et même un grand égoiste, mais que le mot ‘idiot’ était un peu fort. Il me regardait bien en face et disait avec un air de bravo: - En vérité, monsieur, c'est très fort même.
Eh bien, je me fâchais aussi, je vous assure! Coco était malade, cela me retenait un peu, mais il y a quelque temps je lui aurais demandé de continuer la discussion dans le jardin. C'est en pensant à vous et à vos théories mondaines que j'ai dit, avec l'air le plus calme possible: - Eh bien, monsieur, puisque vous aimez les expressions un peu fortes, je pourrai dire de mon côté que je vous trouve un imbécile.
- Vous pourrez, me dit-il. Et il continua à épuiser de nouveau un tas de théories sur l'utilité à rechercher dans ce monde, etc. etc. - que j'écoutais à peine. Puis il nous a quitté en me serrant la main! L'autre garçon, son cousin, était très calme et aimable, moins expansif et plus intelligent; il me donnait visiblement raison. Coco m'a expliqué plus tard que les deux jeunes gens étaient de vrais contrastes, qu'ils étaient tous les deux au fond très bons, mais que l'un était un braillard qui avait fait tout mieux qu'un autre, tandis que son cousin était un charmant garçon. Mais pourtant, Clairette, et l'un et l'autre est très mondain, bien élevé en apparence et très bien habillé. Le monsieur ‘imbécile’ selon moi était même assez beau garçon (quoique c'est d'ailleurs un goujat qui se vante de ses succès auprès des femmes!); ensuite il a parlé de la politesse française avec élan (comme il le fait de tout d'ailleurs); et je suis sûr qu'en société il aurait été très ‘convenable’. Alors, dites-moi un peu, quand un monsieur mondain vous traîte d'idiot, est-ce mondain tout de même de donner un soufflet à ce monsieur mondain? Je me sens timide devant ces gens par incertitude; je finirai par avaler des insultes pour rester convenable; et avouez que je pourrai rencontrer des types comme celui-ci en pleine société. On parle alors à voix basse, mais je n'aime pas les impudences.... même chuchotées.
Me voilà rouge en vous décrivant la scène d'hier soir!
Allons - parlons d'autre chose.
De - de - de tout ce que vous voulez puisque je ne demande qu'à me donner l'illusion que je vous parle, que vous êtes là tout près de moi, ici à mon côté gauche, et... que vous n'êtes pas de mauvaise humeur! Pourtant les mauvaises humeurs qui demandent une consolation me sont assez sympathiques! Les mauvaises humeurs qui s'expriment ainsi: ‘Je vous aime bien, je vous aime beaucoup, c'est plus fort que moi’ - sont adorables! Eh bien, Clairetty, chérie (je recommence!) vous soutenez ces paroles, en ce moment que vous me lisez? - Regardez, je viens de déclarer que vous étiez là, à mon côté gauche, et tout d'un coup je me rends trop péniblement compte que vous n'êtes pas là!
- Oui; et ne fût-ce que pour ceci: Mon apparence peu hollandaise me procure la confiance de tous mes compatriotes. Une dame qui écrit de l'autre côté de ma table s'écrit:
- Chéri, dites un peu ce qu'il faut écrire à tante Julia? - Le chéri qui est enfoncé dans un coin sur le canapé répond: - A tante Julia? Avant tout il faut que je te dis que la pauvre âme aura 60 ans demain!
- Ah, mon Dieu, qu'est-ce que tu dis!
- Oui, 60 ans; n'oublie pas de la féliciter! - Ah, mais ça c'est gentil de me l'avoir rappelé. Tu auras un bon baiser pour cela tout à l'heure! - (Grognement du coin et rideau.)
Alors, comprenez-vous que vous n'êtes plus là! Si vous étiez ici nous ne serions pas dans cette chambre d'ailleurs, si cela dépendait de moi. Vous, vous avez toujours quelqu'un de vos 36 correspondants à répondre; mais moi je n'aurais pas de lettres à écrire. J'aurais aimé vous emmener le long de quelque sentier. Il y en a de très jolis et d'amplement fleuris! Et on ne se serait pas donné des baisers à cause d'une vieille tante, et pas.... toute à l'heure!
Après ceci, je vous quitte. Je veux penser à vous et ne plus vous écrire. Ecrivez-moi toujours rue Lesbroussart 116; ma mère aura soin d'expédier vos lettres. Je vous écrirai peut-être encore une fois d'ici. Je vous souhaite tout le bonheur possible dans votre Toscane aimée et vous embrasse aussi fort que vous êtes loin.
Mes respects à votre maman.
Tout à vous (je souligne)
Eddy
P.S. - Non, écrivez-moi ici, mais bien vite! J'attends votre lettre; ça ne fait rien, je filerai après. J'aimerais tellement vous lire ici. Allons, soyez gentille et envoyez moi un baiser en Suisse.
L'adresse: voir l'enveloppe.
E.
Origineel: particuliere collectie