E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Brussel, 1 september 1922
Bruxelles, 1 Sept. - 1922
Ma chère Clairette,
C'est vraiment terrible, ce que j'ai envie de vous écrire; ça pourra se continuer ainsi sans repos si je ne me force pas à me taire. C'est incroyable comme je trouve toujours quelque chose à vous dire, à vous raconter, à considérer ensemble; mais vous savez que vous êtes bien déjà un autre moi-même pour moi, et celui des deux que j'aime le plus. Me lasser de vous parler ce serait me lasser de penser, pas seulement à vous, mais de penser tout court. Car vous êtes ‘impliquée’ un peu dans toutes mes pensées. Ainsi, hier soir, au lieu de répondre à votre lettre je vous ai fait un conte! Je l'ai expedié ce matin et me voilà de nouveau devant le papier en train de vous communiquer autre chose. Cette fois-ci ce sera définitivement la réponse, je prends votre longue lettre chérie devant moi.
Je vois d'abord votre calvaire du train; je vous ai vu dormir, je vous l'ai écrit, et je le répète: je suis content de ne pas vous avoir accompagné! Enfin, puisque la fin a été bonne, je ne vous plains plus, vous êtes maintenant brunie (ce qui me ravit!!) et en train de devenir une vigoureuse campagnarde.
Ne prenez pas la forme d'Isola, je vous en supplie, quoique votre maman en dise!!! Je n'ai jamais trop bien compris la situation exacte du mur pour les citronniers, malgré l'effort que vous vous êtes donné pour me l'expliquer. Je vois un peu Quinto après votre description et j'en suis content car ainsi je peux me vous figurer ‘en décor’. Je savais que vous affectionnez les dindes, mais votre sympathie pour les lapins m'était inconnue. Caressez le vieux Tripolini pour moi et essayer le Bayard! Ensuite - je suis toujours votre lettre - envoyez-moi bien vite votre IDEAL que vous avez oublié de ‘joindre à votre lettre’. Je l'ai cherché en vain, comme tous les idéaux il s'est évaporé peut-être.
Ma mère va assez mal. Le docteur a constaté de nouveau la présence de sucre, et plus que 5%. Elle est très faible et se plaint de ne pouvoir penser. Sans doute vous la reverrez à Bruxelles, si vous le voulez, elle serait trop contente de vous revoir. Mon père a vu plusieurs maisons mais ne s'est pas encore décidé d'en prendre une, mais nous aurons cela sans aucune doute; je vous donnerai l'adresse. J'ai un nouveau passeport hollandais pour un an et vais chercher le visa anglais nécessaire un de ces jours. Dans deux semaines probablement je pars à mon tour. On va s'éloigner encore plus l'un de l'autre, mais on sera tous les deux ‘en campagne’.
Je vais lire Le Cirque Solaire, je vous le promets. J'ai commencé il y a quelques jours, mais le style ne m'était pas sympathique du tout; maintenant l'histoire peut sauver l'apparence! Je vous en reparlerai. Vous le voulez, lecture faite? - ce ‘cirque’?
J'ai vraiment été content de lire que vous ne vous êtes pas encore disputée une fois avec votre maman. Tâchez de continuer ainsi! Elle vous aime tellement, on le voit, et ce que je trouve surtout sympathique, c'est qu'elle participe tout à fait en amie à tout ce qui vous concerne; si elle est autoritaire elle l'est d'une manière aimable. Puis elle est jeune et vivante; elle doit avoir été très gaie quand elle avait votre age, vous êtes beaucoup plus posée, en apparence, - genre Lanzetta!! -, mais c'est la jeunesse d'aujourd'hui. Et il faut que je n'oublie jamais que vous avez fait de la Philosophie! A propos, où est la liste de M. Bergson? Appliquée à moi je me réjouis d'avance d'y manquer point par point! - Pour en revenir à votre maman; alors elle ‘m'aime’ beaucoup? J'en reste confus, mais je crois que vous vous trompez tout de même un peu, Clairette. Elle m'aime comme ‘gai luron’, mais elle sait que je vous aime (et autrement!) et elle ne peut pas aimer le candidat que je fais. Aucune mère en sa place le ferait; il faut avouer cela. Donc, quand la question devient grave, ses sentiments ‘amicales’ doivent céder devant ses sentiments ‘maternelles’ - et voilà. Je peux très bien comprendre, et c'est pour cela que moi je l'aime toujours - quoique je me sens de temps en temps indigné et blessé! Je ne peux pas lui en vouloir, je me rends compte qu'en sa place je ferai exactement la même chose et beaucoup plus rudement, sans son tact encore; vous voyez donc que je dois finir par revenir à ma sympathie. Et puis vous savez que j'éprouve souvent une certaine admiration pour elle; - même quand elle me traite de gosse, avec son air ‘charmant’ et qu'intérieurement je rage! Mais je me demande ce qu'elle a fait le dernier temps; car je vous le répète, elle est beaucoup trop intelligente pour que je puisse croire qu'elle n'a rien remarqué. Vous croyez cela, Clairette? Eh bien, moi, j'en suis persuadé que c'est elle qui se moque de nous. Serait-ce la méthode ‘faire se lasser’, contraire à la méthode ‘s'y opposer’ et souvent plus radicale? Je me le demande, et je ne marche pas. Je vous en avertis que malgré mes 22 ans sans expérience j’ accepte son jeu psychologue. Je jouerai avec toute l'intelligence que je possède, en faisant le fou souriant s'il le faut, avec toute la connaissance que j'ai pris de mes bouquins et ensuite, avec tout mon instinct. Il s'agit de vous et je vous ai dit que s'il y a la moindre chance de vous gagner, je vous gagnerai!
Mais n'avertissez pas votre maman, Clairette; vous, vous êtes mon allié! Qu'elle me croit le plus bébé, le plus foetus possible pour le moment, - ça vaut mieux.
Maintenant il y a toute une page d'éducation dans votre lettre; j'adore ça! Ceci est la synthèse: ‘Au fond je me rends compte que j'ai un orgueil terrible pour vous.’ - Je vous en suis reconnaissant. D'ailleurs vous avez ma promesse que si ce ne sont que les beaux habits qui sont entre nous, j'enlèverai cet obstacle en les collant tous à mon corps. Je serai écrasé mais peu importe! même en cataplasme je vous aimerai! - Après le rôle de Montmartrois, j'ai accepté celui d'‘Amateur Gentleman’. Vous avez d'ailleurs admirablement choisi votre exemple pour me dégoûter des bohêmes: le bonhomme du tram! Son extérieur était pittoresque mais ses pieds méritaient un coup... de pied. - Mais vraiment ne souffririez vous pas d'un manque de ‘monde’? Vous croyez cela? Eh bien, moi pas! Ma chère Clairette, vous avez trop le besoin de plaire en général, pour que cela pourra être vrai. Quand vous êtes fatiguée vous aimez la campagne, mais vous adorez être la jolie jeune dame en société. C'est votre jeunesse et votre charme qui font cela! Le jour que vous aurez trouvé une occupation, un but de vivre, mais un vrai, vous ne ressentirez plus ce besoin. Vous éprouverez trop le besoin d'être seule, car le fond ne vous manque point; vous êtes beaucoup trop sérieuse pour finir en convertie mondaine. Mais voici, je vous cite une de vos lettres:
‘...parmi les fleurs et le soleil je ne me sens pas satisfaite. Ma vie ne me satisfait pas, elle est inutile et trop contemplative, par moments je voudrais agir, puis je retombe dans mon indifférence.’ - Je vous ai parfaitement compris parce que je connais ces sentiments-là. C'est pour cela que je serai tellement heureux si je pourrais vouer toute ma vie à vous, à une personne que j'aime vraiment, - car je suis trop égoïste pour vouloir me vouer à tout le monde. Ce genre de ‘Weltschmertz’ m'est inconnu. Vous, notre existence sera le vrai but de ma vie, si vous voulez. Sinon, je me sentirai et vivrai seul, je suis sur de cela. On n'aime pas chaque année une femme comme je vous aime, pas moi en tout cas. Je l'ai senti ces 14 jours à la Haye, ce que c'est que de se sentir seul. C'est alors que j'ai vu toute l'histoire de mon roman amère, pessimiste. Pour le moment je me sens heureux de nouveau, mais pour le roman ce sentiment est resté. La femme qui y figure ne sera plus vous, je ne la nommerai même plus Arlette, elle ne sera là que pour souligner le bête romantisme du héros qui est ma caricature. J'espère que j'en ferai quelque chose et de peu hollandais.
C'est votre portrait par Jeffay qui m'impose la héroïne de cette histoire. Elle est artiste peintre comme vous, mais une femme seule, connaissant parfaitement la vie; elle sera entouré d'un régiment d'adorateurs comme vous, mais elle les traîtra autrement; elle sera une déesse pour le bête héros et parfaitement creuse en vérité; elle n'aura de vous que quelqu'apparence; le regard fatigué et dur en même temps, cette mélancolie glacée que je trouve dans le portrait de Jeffay. Vous êtes trop en moi pour vous laisser tout à fait de côté, mais ce n'est que votre extérieur de belle héroine qui m'inspirera pour cette femme-ci! Vous même, vous êtes beaucoup trop bonne, trop gentille, trop sérieuse (je le répète) pour vous mettre dans un tel bouquin. Moi, au sommet de ma ridiculité, ça va! Mais pas vous. Contentez-vous des quelques vers que j'ai fait pour vous seule, et que Public ne connaîtra pas. Le roman ne serait qu'une phase dans ma vie, une phase ridicule, au fond, vue à travers des lunettes bleues-foncées; Vous, j'espère, serez toute ma Vie, ou toute la partie heureuse de ma vie, c'est mieux. Mais ça, c'est difficile à réaliser. Et il faut avoir souffert ensemble pour bien s'aimer! Par instinct ou non; je suis certain de cela.
Maintenant je vous quitte; chérie. Vous avez tous les remerciements de mes parents pour la peine que vous allez vous donner; remerciez aussi votre maman de leur part et faites-lui toutes leur amitiés. J'ai embrassé ma mère pour vous, je dépose deux baisers d'elle pour vous dans cette lettre. N'oubliez pas de m'envoyer votre IDEAL - c'est la seule chose qui me fera plaisir de Florence pour le moment, - hors vos lettres qui font plus que ça, qui font mon bonheur. Je peux donc vraiment ‘être très heureux’, Clairette? C'est gentîment dit, cela - eh bien, je le suis, profondément. Ecrivez-moi bien vite, songez au voyage que feront vos lettres dans quelques temps quand je serai en Angleterre. J'enfouis les 2 baisers de ma mère sous 1000 de moi - pour commencer. A vous de les chercher comme vous avez cherché dans l'anthologie. Merci beaucoup pour la vôtre. Mes respects à votre maman, tout mon amour à vous.
Eddy.
Origineel: particuliere collectie