E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Brussel, 29 juli 1922

samedi soir

Ma chère Clairette,

Espérons que cette fois-ci ce sera bien le dernier ennui que je vous cause. Que j'en aurai la force et vous.

Vous voyez comme j'ai complètement échoué dans mes projets. Au lieu d'être gai j'ai été - vous l'avez remarqué - malgré la présence de Jeffay, agressif et ennuyeux.

Je suis un grand imbécile, Clairette, chérie, voilà le secret. Mes airs décidés, mon ‘talent’, mon intelligence: du bluff, du bluff, du bluff. Je ne badinais point quand j'employais ce mot. Il me semble quand je regarde ma vie en Europe que tout mes ‘faits et gestes’ sont un grand bluff, préparé pour faire le plus d'effet avec le moins d'effort.

Je suis incertain, indécis et.... paresseux, au fond: un enfant gâté paresseux. Laissez-moi m'en aller au diable, vraiment vous n'en perdrez rien!

J'ai longtemps pensé à tout, et je crois avoir arrivé à un résultat ce soir. Je me rappelle toutes choses que je vous ai dit, que je n'ai pas cru moi-même en les disant, peut-être mais qui n'étaient que trop vraies. P.ex. à Paris: ‘L'homme à qui vous serez une fois, doit être un artiste.’ Vous le rappelez-vous? J'étais moins aveuglé que les derniers temps, alors, car je ne pensais pas à moi-même en vous disant cela. Aujourd'hui, en me posant sérieusement la question: ‘suis-je artiste?’ - je ne saurai que répondre.

Probablement, mais un véritable apprenti. Et un apprenti qui cherche, cherche et est encore loin de trouver.

Ensuite je vous ai écrit une fois, de Montmartre: ‘C'est ridicule que j'ai pensé à être aimé par vous, car l'homme dont vous aurez besoin est un homme et non un gosse.’ Vous le retrouverez dans une de mes lettres.

Eh bien, Clairette, quand je regarde la triste situation dans laquelle nous nous trouvons, je ne peux que rire en me demandant: ‘Mais ne suis-je pas un homme’?

C'est tordant. J'aimerais tellement l'être que j'arrive de le croire parfois, mais c'est mince, en vérité.

Regardez un peu notre situation. Avouez que vous l'avez assez embrouillée. Mais pour cela vous êtes d'abord jeune fille, puis: femme. Maintenant où est l'homme ferme qui, de son côté, doit rester calme dans l'embarras, calme et conscient de soi-même, afin qu'il pourra débrouiller l'affaire? Ce n'est sûrement pas moi, et ce qui est triste c'est qu'après chaque moment lucide que j'ai eu et qui me fait faire un effort, je me rends compte de ma faiblesse, ma manque de calme et de volonté qui me fait échouer, aider à embrouiller encore plus, et.... vous ennuyer.

J'ai une excuse: c'est que je vous tiens très, très haute. Je veux l'idéal en vous, et suis mécontent et irrité quand je ne le trouve pas. C'est comme si je voulais vous entraîner dans mon incertitude et que je suis blessé quand vous ne vous y sentez pas heureuse! Je vous le répète en toute sincérité: Je suis un imbécile; vous n'y perdrez rien.

Vous, vous avez besoin d'un homme calme, fort, qui est pour vous un ami, bien sûr, mais un grand ami protecteur, je veux dire en ceci: qu'il doit vous donner après son amour: un sentiment de sécurité, de contentement, de calme. Moi, je le vois clair, je ne saurai vous donner cela, en tout cas pas les premiers temps à venir, car je n'ai ni le calme nécessaire, ni la force. J'espère (pour moi) que ça viendra un jour, et quand je me vois dans un état d'âme comme ce soir j'ai quelqu'espoir. Mais il me faut avant cela avoir jeté beaucoup de bluff et avoir fait beaucoup beaucoup de sérieux travail.

Voilà, ma chère grande Clairette, un ‘exposé’ assez clair, je suppose, clair et.... ennuyeux. Pardonnez-moi tout-de-même, je cherche, je tâte, mais en ceci je suis en tout cas sincère. Assez sincère pour vous quitter, - croyez-moi, ce sera la fin tout-de-meme. Je veux éviter à vous causer encore plus de sensations inutiles; et espèrons que j'y arriverai cette fois-ci.

Je vous cause du chagrin, je le sais, car malgré tout vous m'aimez, mais.... il y a différentes sortes d'amour et vous ne pourrez pas me donner le seul amour dont je suis digne, hélas, c'est à dire un amour plus ou moins ‘protégeant’, excusant et excusant toujours, se contentant de châteaux en Espagne concernant l'avenir. Je ne suis rien et ne parlons plus de ce que je serai, - moi moins que tout autre. Dans de conditions pareilles c'est folie de s'offrir comme compagnon pour la vie à une femme, à n'importe quelle femme, et bien certainement pas à vous!

Et malgré tout, malgré le portrait peu flatteur mais ressemblant, je vous prie de le croire, que je viens de donner de moi-même, j'ai toujours assez d'orgueil - synonyme de ‘bluff’ encore une fois peut-être, mais salutaire en ce cas! - pour accepter un amour pareil. - Je suis fatigué, Clairette, et je ne sais rien ajouter à tout ceci, quoique je pense. J'ai relu ma lettre, elle est écrite avec cette ‘espèce d'énergie brute’ que vous m'avez signalé cet après-midi et qui est peut-être la seule que je possède: une énergie brute et saccadée, par accès, ce qui est somme toute bien piètre et peu de chose. La vraie énergie, calme, consciente de soie, tenace et douce en même temps est bien hors de ma portée. Tant qu'on vit on peut espérer, mais.....

Ecoutez, ma chère amie, vous ne me voulez pas n'est ce pas de vous avoir écrit comme j'ai fait. C'était impossible pour moi de vous le cacher plus longtemps, Jeffay sera là demain, je ne pourrai vous parler. Avant de partir pour tout de bon je vous reverrai j'espère. Je n'ai qu'à vous remercier pour tout ce que vous m'avez donné. Faut-il vous demander encore une fois pardon? C'est si banal, si ‘fin de billets doux’. Vous savez n'est ce pas que je n'ai pas voulu vous blesser, car je vous admire et vous aime.

Je sais ce que je suis et ce que je ne peux pas être pour vous, mais si jamais je pourrai faire quelque chose qui vous fera plaisir, vous savez que vous me trouverez prêt pour faire.... ce dont je serai capable.

(C'est peu de chose, pourtant, il faut vous en avertir d'avance.)

Je vous souhaite tout bonheur et beaucoup d'amour dans votre vie, car vous trouverez bien une fois l'homme qu'il vous faut.

Votre Eddy

Je veux bien vous embrasser, Clairette, mais vraiment je suis si dégouté de moi-même. -

Origineel: particuliere collectie

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