E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Parijs, 20 mei 1922
Paris, 20 Mai '22
Ma chère Clairette,
Vous avez raison: ne parlons plus de ces choses ‘émotionnantes’! Après votre lettre qui m'est venu hier soir, j'ai regretté, presque, vous avoir envoyé déjà la mienne qui précède à celle-ci. Ne me répondez donc pas à celle-là si ça vous fait de la peine.
Je me hâte de vous écrire aujourd'hui pour que cette lettre arrive à temps pour vous faire savoir que j'accepte la conduite que vous me conseillez. Vos conseils, vous le voyez, me sont des ordres! Parlons donc de tout, excepté de cela!
Ecoutez donc les dernières nouvelles. Montmartre a eu une cinquième ‘foire aux croutes’. J'ai été presque marchand de tableaux, pour faire plaisir à un ‘copain’, Frank Boggs, le fils, qui n'a pas terminé une seule chose quand la foire commençait! Comme cela je me trouvais libre et j'ai assisté Jeffay à s'installer, mais j'ai plus regardé que travaillé. Les derniers jours je suis très intime avec Creixams, que je connaissais pourtant déjà assez longtemps. Il est très intéressant, un bon garçon, intelligent par nature, ne connaissant rien des théories de l'art, très simple, acceptant ses dons d'artiste sans orgueil, et le contraire d'un poseur. Nous aussi, nous commençons à devenir des amis. Hier juste, il m'a fait cadeau d'un second tableau de lui; vous comprenez que et l'un et l'autre ont éveillé le fol envie de rire chez mes parents. En vérité: si Creixams était un homme du métier, qui délibérément oubliait sa science pour faire ‘le primitif’, il serait homme à souffleter. Mais son talent inhabile est avant tout vrai, simple, plein de charme. Je ferai des photos de mes deux petits tableaux et vous les enverrai, vous y retrouverez un tout petit peu Cimabue, - plus que Giotto. J'ai donné à Creixams une édition du Darmo Lelangon, poème en illustrations, gravures sur feuille de palmier (c'est à peu près ainsi que je dois vous l'expliquer, mais la plante s'appelle kropak, et les feuilles, préparées, sont pour les balinais une espèce de parchemin) par un prêtre hindou à Bali; je vous ai parlé de ce petit île à l'est de Java. Les illustrations sont assez laïques, ce qui m'a empêché de vous faire cadeau de cette édition! Pour Creixams c'était un trésor, il était tout ravi, m'offrait, malgré toutes mes protestations, son second tableau, et me nommait dans une petite dédicace son ‘bon et cher ami’. Il brandissait le bouquin: - Quand Picasso voit cela, s'écria-t-il, il deviendra fou! - J'espère que mon inoffensif cadeau n'aura pas de si tragiques résultats.
Je vous enverrai bientôt quelques photos de la foire aux croûtes, sans vous les offrir. Il va sans dire que vous pouvez prendre tout ce qui vous plaît, mais il ne faut pas accepter pour ‘me faire plaisir’! Vous vous intéresserez peut-être pour la physionomie très espagnole de Pedro (pas Pierre) Creixams. Puis il y a Pascal Pia sur une photo, qui est poète moderne et collaborateur de Montparnasse.* Voulez-vous que je vous envoie de temps en temps quelques numéros de ce journal? Je veux dire: de cette revue? Elle semblait vous intéresser. Je ‘fus’ très frappé par quelques vers de Blaise Cendrars mais je les trouve trop brutalement vulgaires pour les discuter avec vous. Je viens d'écrire une longue poésie moderne, qui sera la première de toute une série, supposée d'être écrite par un poète qui se fiche de toute la littérature existante et qui un beau jour a été découvert par lui-même. Je vous assure que ce recueil-là je le terminerai, il me coute pas le moindre effort; suffit que je me trouve dans un certain état d'esprit moqueur pour écrire de centaines de ces ‘vers’ sans rime ni raison, sans virgules, points, etc., sans talent, sans métier et pleins d'idées que je ne saurai expliquer moi-même.
A côté de cela il y a le roman. Et l'étude de votre art. Il ne faut pas lire le bouquin de Salomon Reinach, c'est bon pour moi, c'est rien pour vous. Vous devez savoir à peu près tout ce qu'il raconte, pour vous ce ne sont que les détails qui doivent être intéressants, car vous connaissez les grandes lignes. J'ai fini maintenant avec l'art grec et romain et j'ai pris - à côté de l'art italien de la renaissance, l'art moderne français. Outre M. Reinach j'ai comme guides M. Louis Hourticq (le nom est orné de quelques titres sonores que je vous épargne) et M. Léonce Bénédite (même histoire). Mais comme c'est difficile d'étudier comme je le fais, sans professeur, cherchant dans plusieurs bouquins, qui se contredisent! Je me ferais bien inscrire comme auditeur à l'école du Louvre si je n'avais pas horreur de l'inévitable pédantisme d'un homme qui parle devant tout une compagnie. Que cet homme soit un savant, il n'en ressemble pas moins à l'explicateur de Cook's Touring Office qui promène son troupeau.
L'autodidacte a cet avantage qu'il se forme lentement ses propres opinions et idées, parce qu'il n'est pas dominé a priori par les opinions d'un homme qu'il sait plus érudit que lui et qui lui parle: on est plus vite convaincu par la voix humaine que par des théories imprimées; puis, quand on vous parle, on n'a pas le temps de vérifier ces théories entre eux ou avec celles des autres. Mais de l'autre côté l'autodidacte doit se donner beaucoup plus d'efforts pour arriver à connaître. J'ai l'impression qu'après tout ce que j'ai lu je n'ai fait que reconnaître le terrain et que c'est tout. Pas un moment ce que j'ai étudié m'a donné une véritable joie. Préciser, préciser et préciser; et même cela: avec peine. Quelle différence entre le plaisir esthetique qu'on ressent en admirant pendant un quart d'heure un tableau de Botticelli (que j'admire peut-être le plus malgré la remarque de M. Reinach que la plupart de ses admirateurs sont des neurasthéniques) et le plaisir (?) scientifique de faire passer en lisant - pendant un autre quart d'heure - toute une génération ou un siècle d'artistes, chacun en propre place; en lisant un chapitre plein d'érudition! Le plaisir?- ce n'est que la préparation nécessaire mais assommante de plaisirs futurs.
Je vous donnerai un exemple de mes ‘études’.
M. Salomon Reinach, parlant des débuts de la renaissance italienne dit: ‘Le naturalisme gothique pénétra en Italie et y réveilla le réalisme italien, endormi depuis le IIIme siècle.’ - Ce réalisme italien dont il parle, c'est le réalisme romain; je retourne donc à ce chapitre et y trouve ceci (que vous ferez bien de retenir aussi): ‘Ainsi l'idée qu'on se fait d'ordinaire de l'art romain, celle d'une longue et monotone décadence, est aussi contraire à la réalité qu'aux lois de l'histoire. Ce qu'est incontestable, c'est l'évolution descendante de l'art hellénique, de la tradition classique, etc- mais à côté de cet art vieillot, grandit, dès le Iier siècle un réalisme_que l'on peut bien appeler romain, puisque ses belles oeuvres furent produites à Rome, et qui semble avoir eu ses racines dans le sol italien.’
Bien; après cela on a le droit, dirait-on, d'attacher le réalisme italien de la renaissance au réalisme italien, (romain), du IIIe siècle: Nicolo Pisano aux sarcophages romains. En effet, M. Reinach me l'accorde. Mais je veux aller plus loin: arrivé à Donatello je veux comparer une partie de son art (représenté par le buste de Niccolo da Uzzano) aux têtes réalistes des empereurs romains, dont M. Reinach lui-même vante l'expression, disant que ‘la tendance réaliste (dans ces têtes) s'affirme avec autant de vigueur que dans un portait de Donatello ou de Verrocchio’ - (chapitre X)
Erreur! - cent pages plus loin mon illustre maître a changé d'idée (me semble-t-il) car maintenant il dit (chap. XV): ‘Le naturalisme de Donatello consiste à faire vivre, dans le bronze et dans le marbre, des modèles conformes à l'idéal florentin, élancés, fortement musclés, énergiques et expressifs des pieds à la tête. Cet idéal est presque l'opposé de l'antiquité classique (!) mais c'est bien celui de l'art moderne....: Rodin et Constantin Meunier sont les héritiers de Donatello (!) qui se rattache lui-même à la tradition gothique bien plus qu'à celle des sculpteurs grecs et romains. (!)
C'est dire que mon père ressemble furieusement à moi mais que moi je ressemble plutôt à Creixams......
Et quand on prend les oeuvres d'autres savants on perd plus complètement le chemin.
J'espère que vous êtes contente des sujets que je choisis?
Je vous envoie aujourd'hui l'Epithalame, car je préfère autant que vous le lisiez avant moi. Si vous l'aimez je le lirai après. Pour le moment j'ai un tas d'autres livres à croquer. J'aime aussi vous faire découper les pages!
Mon ami Anton Koch vient tout-de-même à Paris. Comme mes parents partiront le 15 juin pour la Hollande et qu'il ne sera ici que le 1ier juin, nous resterons ensemble plus longtemps à Paris et bien à Montmartre. Je fais déjà des préparations pour habiter la butte de nouveau. Anton, c'est le poète..... comme nous travaillerons! Mais comme il sera mal à l'aise à Montmartre! - Et puis, Clairette, je veux rester jusqu'à fin juin ici pour vous revoir, si vous voulez. Si vous ne me le permettez pas je pourrai partir plus tôt. Ecrivez-moi donc ce que vous allez faire et quand, à peu près, vous serez à Paris.
Maintenant j'ai encore beaucoup à répondre.
Mais ce sera pour une autre fois si vous voulez bien. J'ai déjà tant écrit et en relisant votre lettre je vois qu'il s'agit la-dedans de beaucoup de choses que je ne pourrai pas répondre en ‘trois lignes’. A bientôt. Je suis heureux de vous savoir calme et contente dans votre ‘domaine’ et j'espère que vous serez contente de la zèle que j'ai montré à éviter un cap dangereux!! Vous ne vous êtes pas endormi pendant la discussion sur M. Reinach? tant pis.
Je vous remercie beaucoup pour la peine que vous vous donnez à rattraper le portrait perdu d'Annunzio. De mon côté je ferai de mon mieux à vous trouver ici ce qui vous manque, vous n'avez qu'à écrire.
Veuillez remercier votre maman et lui faire mes salutations - je cherche un mot pour varier avec ‘respects’ et je compte sur vous pour me le trouver! - et reste toujours
tout à vous
Eddy
Ces fins de lettres sont terriblement difficiles!!
Note: (écrite ‘au Petit Pot’!)
- Les enveloppes de l'hôtel sont d'un format si extraordinaire que j'ai dû chercher dans une papeterie une autre enveloppe. En cherchant je me trouve derrière un café crème devant la Porte St Denis. A ma table - le café est vide (je veux dire que je suis à peu près seul, pas que j'ai vidé ma tasse!) - je relis cette lettre qui me semble une des pires que j'ai jamais écrit. C'est ‘raseur’ au possible - brrr! - Un type vient de passer et de déposer, presque avec un coup de poing, un petit papier vert à côté de mon café au lait. En même temps il crie: ‘trois sous!’ Intimidé par le bruit et par le coup de poing je paye. Le papier est très intéressant! Pour vous compenser un peu, après tout ce que je vous ai donné à lire, j'ajoute à mes phrases prétentieuses sa mystique légende.
Origineel: particuliere collectie