E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Parijs, 7 april 1922

Paris le 7 avril '22.

Ma chère Clairette,

Je viens de recevoir votre charmant carnet et votre lettre, et je reviens à la première opinion que j'ai eu sur vous et que j'ai crié (assez imprudemment comme prouvaient les suites) devant Mlle. Van der Hecht: Vous êtes un ‘trésor'! Vous vous imaginez bien, vous qui avez reçu maintenant ma lettre, comme cela m'a fait plaisir de recevoir de vos nouvelles, donc de vos pensées, avant mon ‘appel à l'amitié’. Je vous remercie donc de tout mon coeur pour le carnet, qui est vraiment un petit chef-d'oeuvre, et encore plus pour les mots qui l'accompagnaient.

Maintenant vous savez aussi que je suis un peu incertain de ce que je dois écrire dans ce carnet, sans que le contenu fasse faute à l'apparence. Bien sûr pas mon roman qui ne sera jamais achevé! Mes vers? Ils n'occuperont pas la moitié, et probablement, ils n'auront pas de suite. Avec les Indes devant moi il faut m'occuper d'autre chose que d'Art ou de Littérature. Et après tout - on peut toujours se consoler et je n'ai aucune envie de me lamenter; je dois faire ce que je fais et quand on sait cela, quand on en a la persuasion, on n'est pas malheureux, ce qu'on serait bien quand on doutait. Je sais que j'irai aux Indes, je sais que je ne ferai là qu'un médiocre journaliste, je chercherai donc un autre emploi. Et la consolation est vite trouvé. Quand on raisonne ainsi: ‘En Europe je ferai peut-être, après beaucoup de lutte et de peine, un assez douteux auteur, aux Indes je trouverai bien quelque profession assez ‘honorable’, et je pourrai toujours goûter des grands auteurs, sans avoir rien à faire avec la préparation des mets, donc: sans jamais me promener avec une odeur de cuisine’ - on ne se fait pas de bile. Je hais les êtres qui aiment poser pour des malheureux. Etre triste, oui, ça nous arrive à nous tous, mais tenir des propos toujours sombres, avec un visage long comme une langue de boeuf, non, j'espère! Et si j'y tiens à vous raconter tout, c'est que vous avez eu confiance en moi, et que sous votre influence j'ai travaillé le mieux; ce n'est pas, croyez-moi, Clairette, pour vous faire entendre des jérémiades plus ou moins arrosées de pleurs!

Parlons de ce que j'ai fait, maintenant. D'abord, car c'est vite fini, de mes vers. J'ai écrit un poème, malheureusement trop influencé par Charles Maury, ça ne vous intéressera pas; puis un autre qui vous appartient. C'est fait après une de mes dernières lettres de la rue Burq, et comme suite à une fin que je trouvais un peu grandiloquente. Comme défense (contre moi-même) j'ai développé cette idée; ce qui est ridicule dans de la prose peut être bien dans la poésie!! J'espère que vous me donnerez raison le jour que vous examinerez ces vers. Alors vous en aurez une copie; sinon - ‘petite boule’. A Montmartre j'ai écrit une petite nouvelle: De philosoof die verdween (le philosophe qui disparût), avec la Butte comme couleur locale. Mais ce n'est pas grande chose, c'est écrit en moins de deux heures et mal récrit; je vous la ferez voir si vous voulez. Vous serez aussi mécontente que moi; mais il y a une légère chance que cela vous fera sourire.

Maintenant le travail qui était le plus sérieux pour moi: le roman. Si jamais cela sera fini - j'en doute - ça ne tiendra pas dans votre (relativement) petit carnet; ce que j'ai écrit remplira déjà bien les pages, supposé que je pouvais y écrire des chapitres qui ne se suivent pas, l'un après l'autre. Il y aura, dans ce roman, quatre parties bien distinctes: I. Deux amis: candidats gens-de-lettres. II. Aline (ou Arlette?) III. Montmartre. IV. Dénouement (pour le moment il n'y a que le dernier chapitre qui est bien distinct pour moi.) J'ai fini - presque tout-à-fait -, la première partie, c'est travaillé, prêt pour le moment. Il y a cinq chapitres: 1. Les deux amis, une conversation et un événement. 2. Esquisse des caractères des deux amis; leur relation. 3. Extérieur. (Vous vous rappelez que je vous ai dit que ce roman s'appellera probablement: Une étude en ‘Extérieur'?) - J'espère que le mot est juste, mais je m'en doute! 4. Continuation de l'histoire; comme scène Bruges, ce qui est assez drôle car rien ne m'y forçait. 5. Finale de l'histoire, de l'intrigue, si vous voulez, (les Anglais disent plot) de la première partie, au commencement de la deuxième j'ai voulu faire, dans cette histoire, un brusque détour.

Alors: partie II, Aline. Dans ma tête ça y est; mes annotations sont nombreuses, mais il n'y a rien de fini. Pourtant je pourrai écrire cette partie en dix jours, en travaillant bien et, si cela se pouvait, en vous voyant de temps en temps. Vous ne savez pas comme vous me donnez comme de nouveaux ressources, de nouvelles forces à travailler, Clairette! C'est l'intérêt que vous me témoignez, le fait que vous semblez un peu compter sur moi! Puis, pour cette partie-ci votre compagnie m'est presque indispensable: elle fera la différence entre quelque chose ‘pas mal’ et quelque chose qui est bien. - Mais à quoi bon travailler encore à ce qui ne sera jamais achevé?

A la troisième partie j'ai beaucoup travaillé, surtout à Montmartre, mais j'ai écrit plutot vite, fiévreusement, que soigné. Il n'y a que deux chapitres qui sont finis: le 1 et 2. - ‘Pages d'un journal mal tenu (?) du principal personnage'; puis: ‘Un jour à Montmartre’ (suite) - C'est assez médiocre, comme l'est la vie, ou ma vie, si vous protestez! Puis, c'est trop d'après nature, trop minutieux, trop exact, trop petit; pourtant, puisque j'ai choisi la forme d'un journal, ça ira. L'intérêt de ces deux chapitres (s'il y en a) est dans les détails. J'ai tâché de travailler le style. Vous en jugerez un jour, j'espère. - Maintenant chapitre 3. Il n'existe pas encore; même pas en annotations, parce qu'il fait part, de fait, de la deuxième partie, et n'est ici que pour l'ordre chronologique. Logiquement je dois l'écrire après la partie ‘Aline’. Chapitre IV est bien long: une série d'impressions et assez de psychologie, c'est Werkeloosheid (période d'inactivité) dont je vous ai écrit déjà, je crois; ça existe en brouillon. Puis chapitre V: ‘Le Lapin Agile’, qui existe partie en brouillon, partie en annotations, mais serrées. Les chapitres 6 et 7 auraient fini cette troisième partie, et la quatrième n'était pas encore bien distincte pour moi, comme je vous ai dit, mais maintenant c'est fini. Sans doute je dois me forcer à ne plus continuer, mais c'est mieux comme ça. Comme il est, il n'est pas grand'chose, même pas quelque chose, ce ‘roman’, si j'y travaillais toujours je regretterai peut-être trop, le moment que je dois m'embarquer pour les Indes, de ne pas pouvoir achever une ‘quelque chose’.

Voilà, Clairette. Vous voyez que j'ai travaillé, même sans vous l'avoir promis. C'était assez curieux votre liste de promesses à faire: 1. toujours travailler. 2 pas boire. 3 pas jouer. J'ai fait le no 1, quoique pas toujours, car il y avait bien des jours que je ne posais pas une seconde ma plume sur un papier, pourtant ce n'était pas pour ‘rien faire’, car, en faisant rien, j'étudiais (à ma manière!). Ce n'était pas toujours si facile, vous savez; à Montmartre j'ai remarqué que les français ne sont pas toujours aimables pour les étrangers; au fond on y déteste ces ‘métèques’ qui sont venus pour gâter l'atmosphère bien français de la Butte. Et ils ont raison. Il y en avaient qui se méfiaient complètement de moi; avec Trélade par exemple j'étais au commencement presque ennemis déclarés; maintenant on se connaît un peu. D'autres étaient peu communicatifs, secs, parfois hautains! Il y a aussi la grande différence d'age; la plupart de ces bohèmes étaient entre 28 et 35 ans et mes insignifiants 22 ans apparaissent encore moins! C'est triste: j'ai laissé pousser ma barbe, ça m'a donné trois cheveux sous le nez, cinq au menton, un demi-favori à gauche, un quart-favori à droite; un beau jour je me suis donc décidé de redevenir complètement blanc-bec! Je cours au no 2: pas boire. Hélas, sur ce point-là je suis content..... de ne vous avoir rien promis. ‘Boire les blancs et les vins rouges’..... et les ‘cerises’ et le gaillac! Une vie de bohème sans boire n'existe pas et quand je n'etais jamais complètement ‘soûl’, c'est que je n'ai jamais été vite ‘impressionné’ par le vin; - si ce n'est pas de l'encre violette! No 3 (pas jouer) est blanc; je n'ai pas touché à une carte, et je ne connais pas de montmartrois qui se sont ruinés au jeu; il faut avoir de l'argent pour cela, - c'est peut-être la cause. A Nice j'étais plus dans ces tentations!

Ma chère Clairette, croyiez-vous vraiment que votre lettre m'a ‘faché’? - puis, vous êtes rigolo, comme on dit à Montmartre, - étiez-vous sincère en écrivant cette phrase: ‘j'espère que vous ne m'en voudrez pas d'être venu vous ennuyer’ (!)? Ou est-ce une embuscade? - Il me semble que je vous ai retrouvé après des années! Vous étiez bien indignée contre ce pauvre ‘monsieur’ Maury, et, je crains, un peu contre moi. C'était vraiment idiot de ma part de vous avoir envoyé cela; et (je peux vous l'avouer maintenant) j'ai entendu dire ‘l'ami Balbel’ ces mêmes vers tant de fois au ‘Lapin’ (!) qu'il finissait par m'embêter. Je vous vois, écrivant ces mots: ‘Secouez-vous et quittez cette ambiance malsaine’ (j'ai dû chercher ‘ambiance’ dans la dictionnaire); vos yeux doivent avoir brillés! Pour changer de sujet: dites-moi - ne l'oubliez pas comme au sujet du nom ‘Raphaëla’! - si vos yeux sont bruns ou verts quand vous êtes indignée.

Il est tard: à demain. Demain j'aurai peut-être votre réponse. Pour le moment: bonsoir!

8 avril, le soir.

Pas de lettre; demain ce sera dimanche. Je continuerai donc ma bavardage (je ne sais pas si le mot est masculin ou féminin mais croyant raisonner logiquement je mets: ma bavardage) jusqu'à la fin de ce papier et enverrai ma lettre; la reste sera pour après votre lettre. Parlons donc de..... de.... votre ami M. Prunes, - voulez-vous? Il est donc ‘architecte et littérateur!’ - le point d'exclamation n'était pas de trop. Le pauvre, remettez-lui mes sincères condoléances. Avec cette combination-là, quoique très énergique et Américaine, on doit faire un littérateur ‘béton-armé’ ou un architecte abracadabrant. Ou tout les deux. J'aimerai lire quelque chose de ses productions littéraires; il n'écrit pas pour The Parisian Review, j'espère? - 'the American journal in France'! Ce sera trop bête. Je vous enverrai un stupide article dans ce journal sur la Rotonde et un article calqué sur Batouala le véritable roman nègre de M. René Maran. Il faut lire ça: pour avoir une idée nette de comment il ne faut pas écrire un roman.

Après avoir parlé de ces deux gens-de-lettres, descendons à un autre, plus au second plan, à un ami de vous: Balzac. Je ne saurai le critiquer, d'abord parce que je connais trop peu de lui, ensuite parce qu'il a écrit trop. Je connais Les Contes drolatiques, que je trouve très, très charmantes; puis Les Chouans que je trouve fade, et Une ténébreuse affaire que je n'ai pas compris; ça me semblait plutôt ‘une embêtante affaire’. Puis une nouvelle qui est bien: L'Enfant maudit. - Après votre enthousiaste éloge j'ai recommencé à Balzac, depuis quelque temps je procède dans Splendeurs et misères des courtisanes en 2 grands volumes; je ne peux pas encore vous dire comment je le trouve; j'ai remarqué une quantité de mots très-spirituels, surtout concernant la Vie, et pas insincères comme les paradoxes de Wilde, mais justes; mais à côté de cela une terrible nonchalance d'écrivain. L'homme intense est toujours là, mais le littérateur, l'artiste manquent; après avoir lu Flaubert on se rend trop péniblement compte de cela, il me semble. J'ai suivi votre conseil et lu la Correspondance de F. avec ses oeuvres, ou plutôt avec Madame Bovary, car c'est un auteur qu'on doit lire lentement; on peut tant apprendre de lui.

Un homme que j'aime de plus en plus est J.-K. Huysmans. Je viens de lire Certains, que je trouve magnifique. Il y a là un étude sur Félicien Rops, qui est un peu attaqué par M. Gustave Kahn dans son étude sur le même artiste dans L'Art et le Beau (premier numéro), mais, pour moi, le styliste Huysmans bat le styliste Kahn de quelques longueurs, et je suis sûr que vous serez de mon avis. Pour moi même la critique de Joséphin Péladan - qui est pour Mme Artôt le seul critique d'art qui ait jamais existé!! - ne vaut pas le quart de celle de Huysmans. - J'ai trouvé un livre sur Oscar Wilde (en traduction française) de son ‘ami’ Lord Alfred Douglas, ça doit vous intéresser; je vous l'enverrai dès que je l'aurai lu, c.à.d. aprèsdemain. Je tâcherai de vous trouver aussi la traduction française de l'étude d'Arthur Ransome (dont je vous ai parlé auparavant), car je vois qu'on l'a traduite.

A bientôt, Clairette! Recevez toute mon amitié.

Eddy

Origineel: particuliere collectie

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