E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Biarritz, 30 januari 1922

Biarritz, 30 janvier '22.

Ma chère Clairette,

Il me semble que je suis en ce moment bien en condition de vous écrire; tout au contraire du moment à l'hôtel de Poitiers, quand je remplissais des feuilles rarement coupés, avec, dans ma tête, presqu'aucune pensée. Que le français est difficile! - c'est ce que je pense toujours, quand j'écris des ‘e’ où on doit dessiner un apostrophe, par exemple! Je voudrais tellement m'exprimer bien et je trouve chaque instant des freins à ma langue ou à ma.... plume. Aujourd'hui j'ai plus de courage; c'est que je viens de lire qu'Oscar Wilde - notre ami honoré - écrivait: ‘Et puis, alors, le roi il est mouru.’ Quand je disais, un soir, à Mme Artôt que le Salomé, malgré la structure très simple de ses phrases, était sans doute corrigée par quelque ami Français de Wilde, elle croyait que je voulais rapetisser un homme, sans raison. Maintenant, je viens de lire une très intéressante étude sur Wilde par Arthur Ransome, et je trouve que le manuscrit de Salomé a été corrigé par Stuart Merrill, par Retté et par Pierre Louys. Vous me pardonnerez donc bien mes fautes, même quand je vais faire parler, à l'instant, un monsieur qui m'a amusé beaucoup ce matin. Je suis bien loin de vous pour le moment, mais s'il est vrai que je peux changer un tout petit peu la monotonie de votre vie redevenu Bruxelloise, même avec mes lettres, je ferai de mon mieux et ainsi, partageons - faute de mieux - ce monsieur!

Quand j'entrais ce matin dans une petite librairie ici à Biarritz, je ne croyais pas de tomber dans une conversation tout à fait..... littéraire. Il y avait un monsieur au milieu de la boutique, parlant à haute voix, gesticulant énergiquement et vraiment rouge de colère. Ce que j'entendais était à peu près ceci:

- Je vous dis que c'est ridicule, madame! (Il parlait à la dame derrière le comptoir.) C'est ridicule! Tout le monde connait L'Atlantide de Pierre Bénoit, tout.... le.... monde.... et si je demandais à dix personnes s'ils avaient lu quelque livre d'André Gide, je suis sûr qu'il n'y en aurait pas un qui le connaîtrait de nom, - même de nom! Il y a quelques jours je disais à une dame: Madame, vous qui lisez beaucoup, connaissez-vous Zola? - Non. - Et pourquoi pas, je vous prie, parce que c'est un pornographe? Mais lisez donc Le Reve! Ça, c'est de la littérature! Mais, sans doute, vous avez lu l'Atlantide? Ah, oui!..... Tout le monde connaît ‘l'Atlantide’!

A ce moment surgissait une demoiselle qui se campait devant moi en me demandant avec un gracieux sourire ce que je désirais. - Eh bien, mademoiselle, dis-je, puisque ce monsieur est tellement porté contre ce pauvre Pierre Bénoit, donnez-moi l'Atlantide. Le monsieur se retournait, me regardait avec l'air de Lagardère et quittait la boutique. Je demandais à la dame derrière le comptoir: ‘Ça doit être un terrible littérateur?’ - mais, Clairette, il semblait qu'elle était portée contre moi, car elle avait un visage de vinaigre et ne me répondit point. Je devais donc me contenter avec la demoiselle qui ne savait rien trouver et qui finissait par se tromper dans le compte. Mais qui souriait.

Biarritz est unique! - quelle différence avec Poitiers! Si je ne peux me faire littérateur, je serai content de me faire Basque. Quels gens aimables! Et la nature est poétique, idyllique, tout ce que vous voulez! On se sent parfaitement heureux ici! - j'ai flané tout le jour, avec un béret basque sur ma tête, j'ai fait des photo's et une longue conversation avec un amour de petit chasseur dont je vous enverrai le portrait, un garçon de dix ans peut-être, excessivement gentil et intelligent et sans aucun doute le personnage le plus intéressant de l'hotel. - Cet après-midi en retournant d'un endroit où j'ai regardé pendant une heure peut-être les vagues se briser dans la lumière d'un soleil couchant, j'ai rencontré un petit bonhomme en chocolat avec une jupe orange et je l'ai fait emballer pour vous l'envoyer. Mon petit chasseur en prendra soin demain, - quand je serai à Bayonne, - et j'espère que c'est vous qui le casserez le cou: le bonhomme, je veux dire; je vous en supplie: pas le chasseur!

Ce soir j'ai commencé à un petit livre du renommé André Gide sur Oscar Wilde, et ce que j'ai lu ne me plais pas du tout. Il raconte quelques souvenirs, c'est-à-dire il laisse Wilde causer comme s'il lui faisait d'extraordinaires confidences et ce qu'il raconte, ce sont..... les poèmes en prose, plus ou moins déguisés et rendus en français, naturellement. L'histoire du ‘Disciple’, les deux histoires du Christ, et de la chambre de la Justice de Dieu, - tout est répété; l'histoire de l'artiste qui pensait en bronze n'y manque pas, puis quelques paradoxes assez connus, avec des petites sentences pour les entrelacer, comme par exemple: ‘Et il disait encore:’ ...comme si Wilde était le Christ lui-même, représenté par Matthieu ou par Luc, en racontant ses paraboles. Après avoir récrit héroiquement tout cela, M. André Gide finit par une phrase quelconque: ‘Puis je restai trois ans sans le revoir.’ Et la première partie de ces ‘souvenirs’ est écrite. Si ça va continuer ainsi, c'est bien triste! - Enfin, j'aurai en tout cas le portrait de Wilde en héliogravure qui se trouve vis-à-vis du titre et qui représente notre esthète en dormant ou en méditant, les yeux clos en tout cas, - et peut-être c'est la même chose! Quand un grand homme se ferait photographier avec le nez sous la couverture de son lit, il trouverait encore des gens qui diront qu'il a fait cela bien originalement à dessein parce qu'il voulait que rien n'allait détourner l'attention de son front si beau et serein!

J'ai l'impression que je déraille absolument, que je vais faire des paradoxes, ce qui ne me va pas du tout, et que je finirai ainsi par vous embêter terriblement. Donc, je vous salue et vous quitte pour ce soir. ‘Mieux vaut ne dire rien que dire des riens’ -

En 'k zie niet graag mijn woorden zonder pit vervliegen!

Vous souvenez-vous de ce vers, par hasard?

Mes respects à madame Petrucci et une poignée de main bien cordiale et bien anglaise à Pia.

A vous l'assurance bien usée que je suis

‘tout à vous’,

Eddy

P.S. - Songez, Clairette, que je vais trouver votre lettre à Nice au milieu de toute une compagnie, de toute une colonie peut-être de messieurs en smoking et de dames en décolleté. Savez-vous ce que cela signifie pour moi? Si vous le savez un peu, vous tâcherez de m'écrire beaucoup!

E.

P.P.S. Et je vous rappelle, Maréchale, que j'attends vos ordres! (Avec l'entêtement de Caton; là!) Faut-il brûler Nice?

Origineel: particuliere collectie

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