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Diderot moet geprikkeld zijn geweest door het pedantisme en de arrogantie, die hij proefde onder het niet zeer lichte vernis van gezelschapstoon dat erover gestreken lag. Maar hij was bekend om zijn bonhomie en Fransman. Hij antwoordde:
Monsieur,
Je suis un si pauvre joueur d'Echec qu'après le Marquis de Croismare qui est mat né, vous êtes le seul homme que je puisse gagner, mais je crains que vous n'ayez pas été fort heureux dans le choix du moment de votre revanche. Je suis un peu plus fort à ce jeu-ci qu'à l'autre.
Audace et Parnasse riment très bien; je l'ai écrit à Monsieur le Prince de Gallitzin. Lorsqu'on vous a fait la distinction des a longs et des a brefs, on a très bien fait: et je persiste dans ma décision que grace ne rime ni avec trace, ni avec parnasse, ni avec horace, ni avec place.
Ce n'est point l'autorité des grands Maîtres qui fixe la Prosodie d'une langue. C'est l'usage auquel les grands Maîtres n'ont rien de mieux à faire que de se conformer, l'usage quem penes arbitrium est et ius et norma loquendi.
On citera l'autorité de Virgile, lorsqu'il s'agira de sçavoir si la première de dolorem est brève ou longue, parce que c'est dans les auteurs qui restent d'une Langue morte, qu'il en faut rechercher la prosodie. Mais notre Langue est vivante. La règle de la quantité est dans nos rues et dans nos foyers; et celui qui de son autorité peut mettre en un instant trois cents citoyens à la porte de leurs maisons, n'est pas assez puissant pour abréger la durée de la Sillabe première du mot grace.
Accumulez tant d'exemples qu'il vous plaira, j'en serai quitte pour vous dire: tant pis pour les auteurs qui vous les auront fournis.
Croyez que ces auteurs se sont bien tourmentés pour éviter les fautes dont vous vouz appuyez. Mais dans la nécessité de choisir entre une mauvaise expression ou une mauvaise rime, ils ont laissé la mauvaise rime.
Vous m'objecterez Voltaire, et je vais vous répondre par Voltaire. On trouve dans le Mercure de janvier de cette année une réclamation de ce grand homme contre de pauvres vers qu'on lui avoit attribués. On lisait dans ces vers:
Malgré les TysiphonesL'amour unira nos personnes.
Là-dessus Voltaire dit: ‘Quand je faisois des vers, je ne me souciois pas beaucoup de rimer pour les yeux, mais j'avois grande attention à rimer pour les oreilles; en conséquence je ne me serois jamais permis
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de faire rimer tysiphone qui est long, avec personne qui est bref’, et Echec et Mat.
Grande est la différence entre la critique qui énonce la règle et le Poëte qui l'enfreint. Dans ce dernier cas il ressemble au Législateur et le Législateur à l'afficheur qui écrivoit sur le mur d'une rue détournée: défense de faire ses ordures ici, et qui en même temps pressé d'un besoin, faisoit lui-même ses ordures au dessous de sa défense.
Cette poliçonnerie m'en rappelle une autre qui s'applique si bien à la question présente que je ne sçaurois m'y refuser. Un jeune Poëte lisoit des vers à Malherbes. Il se présenta dans le courant de la pièce deux rimes de l'espèce dont il s'agit. Malherbes arrête tout court le jeune homme, et lui dit: cela ne rime pas. Le jeune homme riposte tout de suite à Malherbes par les deux mêmes rimes employées par Malherbes même. Hé quoi, lui dit Malherbes, parce que je pète dans l'église, est-ce qu'il faut que vous y pétiez aussi? Hé bien, Monsieur, Corneille, Racine, Voltaire, et tous les autres que vous citez, sont de grands saints qui ont pété dans l'église, mais leur irrévérence n'est point bonne à imiter.
L'a de Trace et d'Horace est bref; celui de grace est long, et les exemples où ces rimes se trouveront indistinctement accollées n'en seront pas moins vicieux.
Si les Licences de cette nature détruisoient la règle, nous n'aurions plus de prosodie.
On lit dans Virgile, ferte citi ferrum, date tela, scandite muros. La dernière de tela que le poëte a fait brève, n'en est pas moins longue, et l'on donneroit en troisième des férules à l'écolier qui s'autoriseroit de cet exemple, et qui à l'imitation de Virgile sauveroit sa faute par un mot qui commenceroit par deux consonnes, comme scandite.
Je puis vous assurer que Mrs. de St. Lambert et Marmontel pensent comme moi.
Un Empereur Romain ne put jamais ajouter une lettre à l'alphabet. Louis 14. fit brûler le Palatinat; il auroit pu par le conseil de Louvois submerger la Hollande; mais ni lui, ni tous ses descendants n'abrègeront pas la durée d'une Sillabe.
Il en est des Sillabes comme d'un certain organe destiné au plaisir. Le Poëte aura beau dire au Prévôt des Marchands, qu'il auroit bien mieux fait de rétrécir cet organe que d'élargir nos quais. Le Prévôt des Marchands lui répondra: cela est au dessus de ma puissance, et je vous ferai la même réponse.Mille pardons, Monsieur, de mes folies.Je n'en suis pas moins respectueusement, Monsieur,Votre très humble et très obéissant serviteur,
à Paris,
DIDEROT.
ce 26. Juin 1771.