E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Brussel, 28 augustus 1922

Brux. 28 aôut '22

Ma chère Clairette,

Demain probablement - mardi - j'aurai une lettre de vous, la première après une nouvelle phase qui s'est déroulée entre nous deux et qui - pour moi en tout cas! - a de nouveau approfondi les sentiments. Je me demande ce que vous allez me dire, quelles pensées vous allez exprimer, et quelles pensées par conséquence il me faudrait encore deviner puisqu'elles sont restées cachées sous vos ‘curls’ (qui s'appellent en français, je ne l'ai point oublié, ‘boucles’.) Votre lettre qui m'arrivera de Quinto sera la trentième de vous en ma possession! comme j'espère qu'elle surpassera toutes les précédentes!

En attendant je vous ai écrit deux fois: c'était plus fort que moi. Mais beaucoup plus, et plus sérieusement peut-être, j'ai pensé à vous. Clairette, cherie, croyez-moi quand je vous dis qu'il me faut du courage pour accepter tout ce que vous me donnez et me donnerez encore, peut-être.... Je serais beaucoup plus heureux et moins ennuyeux probablement si je pouvais regarder la situation d'un air content et riant, pensant que vous êtes une belle et même une très-belle jeune dame, de bonne famille, intelligente etc. etc., que somme toute je n'ai qu'à être fier et satisfait puisque je vous aime, n'est-ce pas, et que vous, cette belle, intelligente, etc. jeune dame, m'aimez! Alors je serai simplement heureux, je n'aurais qu'à fermer les yeux et me lécher les lèvres, comme Luculle après un bon diner. Mais je suis peutêtre trop compliqué déjà pour cette manière de voir les choses, les gens et nous mêmes; il m'est impossible de me bercer ainsi. Je cherche, je pense, je tâche de nous comprendre l'un et l'autre et surtout, c'est ce qui me donne le plus de peine je tâche de savoir si ce que je vous offre, ma valeur personnelle (la seule qui compte!) sera jamais égale à celle que vous m'offrez - ou m'offririez si vous trouvez ceci plus prudent! Car, pour le moment, je n'ai qu'une réponse à donner, de pleine conviction: Non!

Et c'est très beau et très bon de me juger un jeune homme plein de talent et de promesse, qui, enfin, trouvera bien son chemin, - nous n'avons pour tout cela que des garanties assez pauvres! Ce que j'ai fait n'a pas de nom, ne sont que des essais. Si j'ai fait preuve d'une certaine intelligence; la possibilité reste que tout cela ne sont que ces rugissements de jeune lion, dont parle Nietzsche, qui finiront en cris plaintifs de vieux veau! Et alors?

Je dois vous avouer que M. Wolfers m'obsède. Il fait des statues, des dessins, des impressions de guerre, des poésies enfin,- il découvre une nouvelle méthode d'imprimer, etc. il a peut-être d'autres ‘accomplishments’ que j'ignore encore. Et cet homme s'offre, aussi complètement peut-être que moi (c'est vous qui le croyez!) et vous dédaignez tout cela pour vous contenter peut-être de rien. Si vraiment vous ferez cela un jour, votre amour sera bien beau; et bien ferme! Mais le mien? Non, je serai trop honteux, Clairette, si honteux que je n'accepterais plus.

Je vous ai dit une fois que l'homme qui sera votre mari doit être un artiste, et je le soutiens. Un bon garçon, pas bête, pas laid, pas méchant, ne suffit pas.

Et voilà comment M. Wolfers est, sans le savoir, pour moi un cheval aux courses qui galope à une grande distance devant le poulain que je suis moi-même, et qui aimera tant battre cette ‘favorite’. Mais il court bien et je n'ai même pas encore trouvé la méthode.

Je me rappelle toujours vos paroles (dans le cagibi, avant mon départ pour Montmartre): ‘Si vous auriez 36 ans, vous auriez fait plus que lui; j'en suis persuadée.’ - Eh bien, je l'espère; il le faut! J'ai 13 ans devant moi, et je n'en ai usé qu'un. Cela me console et me donne des espoirs. En tout cas: je travaillerai sérieusement. Car, Clairette, chérie, j'ai le temps d'attendre maintenant que les Indes ne menacent plus toujours à l'horizon, mais treize ans est un temps rudement long! Qu'en dites-vous?

Maintenant écoutez; de temps en temps je vois très clair: par exemple à travers Lautréamont et Nietzsche j'ai vu moi-même: un écolier de la grandeur d'une mouche très maigre! Ce soir j'ai cru trouver une bonne méthode de travailler: c'est de jeter loin de moi toute vanité illogique, tout orgueil sans base (genre Cocteau!) et de travailler assidument, humblement et pourtant de toutes mes forces, en étudiant en même temps. Voici le plan de travail pour le moment:

1. Je traduis le livre de votre père; lentement, mais ce n'est pas facile. Je veux rendre non seulement la signification mais aussi le rythme de sa prose. (Traduire est une exercise magnifique! Parce qu'on n'est pas libre d'éviter les difficultés, comme on aimerait faire!)
2. J'étudie, page après page, la traduction sublime de J.J. Stärcke des Chants de Maldoror; toute la richesse, le rythme, la musique du français est rendu en hollandais, et ce qui est plus fort: le hollandais est resté un hollandais strictement correct, ni affecté, ni pompeux. Cette traduction m'est de grand service pour la mienne. Et en même temps elle enrichit ma langue, tandis que le livre français que je lis en comparant avec la traduction, m'apprend pas peu le français. (Songez que ce livre est écrit dans un style aussi riche et touffu qu'A Rebours de Huysmans.)
3. Je continue à écrire mon roman qui sera 10 plus conçis (beaucoup!!) 20 plus amer, plus pessimiste que dans la forme que je vous ai montré à Quinto. En 11 chapitres il sera prêt; j'en ai écrit (résumant certaines passages des 7 chapitres que j'avais écrit pour l'‘ancien’ roman) trois. Je n'ai pas le moindre idée si je pourrai finir d'un trait ou bien que je n'avancerai que lentement; mais en tout cas, dans un an j'aurai terminé.
4. A côté de tout ceci je lis pour m'instruire: des romans hollandais pour les comparer avec ce que je suis en train de fabriquer; pour prendre force en considérant leur longueur trop vide; de temps en temps pour profiter de leur structure (même en prenant le simple contraire!) Puis des bouquins contenant des théories sur l'Art et sur la position de l'Artiste, soit Just Havelaar, soit Jean Cocteau qui vient de publier un petit bouquin intitulé ‘Le Secret Professionnel’ que j'ai d'abord voulu vous envoyer et que j'avais déjà munie pour le voyage de 3 pages de commentaires (!) mais qu'après tout je garderai parce qu'il n'est pas seulement prétentieux mais ennuyeux. Puis il y a les lettres de Vincent van Gogh et des recueils de poésies - hollandais, français, anglais, pour le moment notamment A. Roland-Holst, Charles van Lerberghe et l'adorable vieux Burns.
 
And I will love thee still, my dear,
 
Till all the seas gang dry! -

qui m'occupent entre-temps. Depuis quelques jours je travaille ainsi, cela me rend heureux et ce n'est que quand le prospectus de M. Wolfers me saute aux yeux (dans quelque librairie) que je me sens forcé de comparer et de me trouver un sans-valeur!

Voilà. Ceci pour ce soir; il est très tard. Demain j'espère pouvoir répondre votre lettre. Pardonnez-moi de vous avoir écrit sur ce papier de travail; je n'avais plus de papier de poste dans ma chambre, mes parents dorment en bas depuis longtemps et je ne pouvais pas attendre à vous communiquer mes pensées.

Bonsoir! et bons rêves - et pensez un peu à moi!

30 Aôut. P.S. -Votre lettre m'a fait gai et heureux. Merci de tout coeur! Comme vous êtes bonne, chérie! je retire mon 20 pour égoïsme. Je vous réponds demain, pour le moment vous avez assez de lecture! Je vous embrasse bien tendrement.

Eddy -

Origineel: particuliere collectie

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