E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Brussel, 27 en 30 augustus 1922

dimanche 27 aôut

Ma chère Clairette,

Monsieur Cocteau vient de publier un nouveau petit bouquin, presque tout à fait compréhensible cette fois-ci, et intitulé ‘Le Secret Professionnel’. Je vous l'envoie. Il est si sympathique, vous allez voir, et toutes les vieilles vérités qu'il a incorporées dans sa prose sont restées - figurez-vous - charmantes! Qu'il a la prétention de les donner comme ses trouvailles ne peut qu'ajouter à M. Cocteau lui-même le charme de la naïveté. C'est d'ailleurs une chose qu'il aime beaucoup en ce petit - comment s'appelle-t-il donc? - ah, Nietzsche, déclare-t-il. Raison de plus de s'en parer, sinon consciemment, subconsciemment. Etre subconscient est plus du temps. Si les gens se rendaient plus compte du pourquoi des choses jugées belles ou laides, beaucoup d'‘artistes’ d'aujourd'hui cesseraient de porter ce titre et M. Wolfers ne vous aurait pas prêté les puzzles poétiques de Marcel Sauvage.

Ici, dans Cocteau, vraiment des choses charmantes. Mais attendez, car il faut que je vous explique pour vous convaincre. Vous ne savez pas Clairette, comme cet homme m'irrite par sa fausse prétention, par son attitude habile mais parfaitement illogique d'artiste suprême! C'est pas par esprit de contradiction, je vous assure, c'est par un dégoût plus fort que moi, chaque fois que je m'approche de lui. Sans doute, il y a des choses qui sont bien dans ses écrits, mais beaucoup plus qui sont rudement mauvais, et ce qui gâte presque tout pour moi est sa toujours-présente prétention (avec un P capitale), et qui surpasse tellement, mais tellement son mérite. Maintenant, voici.

Exemple de l'esprit purement Cocteau:

‘L'esprit nouveau agite toutes les branches de l'art. De jeunes acteurs se mettent au service de la poésie moderne. Marcel Herrand fut le premier à nous surprendre par son rhytme, sa voix droite et son mépris de l'effet. Gestes, intentions, bêlements, cris, sourires, nuances sous chaque syllabe, disparaissent ici pour faire place à une lecture typographique. Un noir d'encre. Les mots nets se détachent de la page l'un après l'autre. L'acteur ne substitue pas son émotion à celle du poète. Il le sert au lieu de s'en servir.’

Je vous copie le tout pour que vous soyez capable de juger vous-même.

Voilà l'esprit superficiel, content d'avoir trouvé soi-même et complètement sans fond ni force après la moindre examination, qui caractérise Cocteau.

Car ce soi-disant esprit de critique spirituel, n'est que sottise de bavard habile. C'est mal vu avant tout, car l'acteur qui donne son émotion a l'oeuvre du poète ne s'en sert pas comme opposition de le servir. Acteur et poète se servent. Et encore je dis: donne, c'est: prête son émotion à celle du poète; Cocteau dit substitue son émotion à celle du poète, ce qui est tout à fait inexact, l'émotion de l'acteur étant en tout cas absolument guidé par l'oeuvre de l'homme qu'il lit.

D'ailleurs (je vous ai dit qu'il est très souvent trop subconscient) Cocteau a fait de l'esprit, et un meilleur, sans le savoir probablement, avec ces mots: ‘une lecture typographique’. C'est désigner la seule personne servie par cet original lecteur: le typographe! (Et aussi le public un peu, forcément, mais alors très très mal pour son argent!)

- J'ai pris cet exemple de ‘Carte Blanche’.

Dans le bouquin que je vous envoie vous trouverez cet esprit purement Cocteau sur page 22 dans la discussion de lui avec ‘son ami Francis Picabia, l'esprit le plus souple’ qu'il connaît. Esprit souple est: esprit qui plie, si je ne me trompe? Eh bien, la manière qu'il emploie pour raconter cette discussion est de la présenter au lecteur comme une discussion de grands hommes, de géants. Maintenant si on veut se placer dès l'abord sur ce point de vue Cocteau, naturellement on trouvera toute cette conversation, spirituelle, sinon profonde, au possible! Si, au contraire, on regarde de ses propres yeux on risque fort de trouver une discussion d'écoliers plus intéressante. C'est toujours la manière de voir!

Qu'en dites-vous, Clairette? vous êtes mécontente, prête à griffer? Ou me trouvez-vous seulement bien pédant? N'importe, je continue à raisonner, puisque c'est pour vous persuader, que vous n'êtes pas tout le monde, et que je peux bien faire pour vous quelqu'effort!!! Pour personne autre je me ferai tant ‘critique’, je crois.

Maintenant un exemple de l'esprit (ou profondeur) volé, - je veux dire: emprunté. Page 28: ‘Jeune homme, etc. Si la jeunesse littéraire t'accepte, te cajole, tu ne la posséderas pas. Tu ne peux vivre de plain-pied avec le vif de ton époque. Non que le vrai poète devance l'époque et se trouve au-dessus d'elle. Il est l'époque. Mais toute l'époque retarde, se trouve au-dessous de lui. Donc, il ne peut vivre de plain-pied avec elle.’

Ce sont de telles remarques qui rendent un bouquin comme le sien sympathique. Mais, ma foi, ce n'est pas à M. Cocteau que nous devons cette découverte! C'est une vérité devenue tellement générale qu'on a oublié qui l'a dit pour la première fois!

Ceci n'est qu'un exemple, vous n'avez qu'à chercher un peu pour trouver d'autres.

Et, ensuite, pour rendre hommage à cet homme ‘génial’: Cocteau a encore un esprit qui est mieux, mais c'est l'esprit paradoxal qu'il a quand il imite Wilde. Exemple: ‘Le tact dans l'audace c'est de savoir jusqu'où on peut aller trop loin.’ C'est dans Le Coq et l'Arlequin qu'on trouve le plus cet esprit-là, c'est pourquoi ce bouquin est le plus sympathique de ses écrits. Mais c'est pour cela qu'il me devient immédiatement antipathique de nouveau quand il dit du mal de ce Wilde à qui il doit tant! Dans la Noce Massacrée, p. 73-74, il parle de lui avec une espèce de dédain qui est d'une ingratitude suprême.

Voilà: c'est à ‘la jeune dame de chez Artôt’, qui m'a fait connaître le nom de Jean Cocteau, que je dédie cette tentative de ‘peser un auteur’. J'ai été un peu injuste, peut-être. C'est que, malgré moi, chaque moment que je lis Cocteau, j'ai de la peine pour suivre ce sage conseil de Bacon: ‘Lisez, non pas pour contredire, ni pour croire, mais pour peser et considérer.’ - Je suis immédiatement et comme personnellement agacé par son ton: Tu sais, Cocteau, le grand Cocteau, eh bien, c'est MOI! -

30 aôut.

Je viens de retrouver ces feuilles, presque abimées, dans le tiroir où je les avais fourrées; je vous les enverrai quand même. Mais je garde le Cocteau, il est vraiment trop ennuyeux avec son secret professionnel, vous ne me serez pas reconnaissante pour mon choix de lecture. Que faites-vous à Quinto? Je vous vois dans votre robe rouge, mais alors? Vous ne m'avez pas écrit, vous étiez occupée, je suppose, mais de quoi? D'arranger les meubles, de défaire les malles, d'accrocher quelques tableaux ou photos encadrées, de faire le feu, non, puisque vous avez une servante maintenant, n'est-ce pas? - de quoi donc? avez-vous vu le signor avvocate et le notaire et cet aimable antiquaire qui pourrait être votre ‘grand-papa’? Votre maman est-elle de bonne humeur? Et vous-même, vous ne faites pas le hérisson? Avez-vous tiré déjà au revolver? Non, mais vous avez caressé l'âne! Avez vous, ma toute chère mademoiselle, déjà fait de la peinture, par hasard? vous savez: cette noble peinture!! Non! mais vous avez essuyé trois commodes. Ah! Et ensuite? Et ensuite pour ne pas oublier vos ‘tons’ vous avez mis des livres colorés sur une table brune. Et ici trois jeunes hommes au moins, soupirent en pensant à votre talent, si vous vouliez seulement! Clairette, vous êtes cause d'un cheveu gris dans ma barbe mal-née.

J'ai encore beaucoup à vous raconter, beaucoup-beaucoup-beaucoup. Mais puisque vous vous taisez que voulez-vous que je fa-a-a-sse, madame? votre exemple est imposant. Je tacherez de remplir cette dernière page d'inutile bavardage, comme les vides murmures d'un ruisseau après le torrent (!) de ma critique!! Ainsi, après vous être indignée de mon manque de respect pour ce trop-intelligent monsieur Cocteau, vous pourrez vous endormir de nouveau entre deux brins d'herbes et dans l'ombre de Quinto - vous-vous rendez compte que je rime? C'est qu'aujourd'hui j'ai fait la connaissance d'un poète. Il a porté une barbe et ne la porte plus. Il a porté un haut-de-forme qu'il a engagé. Il relie des livres et étale le prospectus de - devinez un peu! Non, c'est pas ça! - de M. Wolfers. Il est très charmant, très modeste, très sympathique. Il a fait des vers adorables. Voici.

 
Te dire que je t'aime est bien banal en somme,
 
Aimer c'est faire un peu ce que font tous les hommes,
 
Aimer c'est suivre encor l'universelle loi
 
Et je ne consens pas à t'aimer ainsi, toi!
 
Arrière les baisers sur des lèvres de roses;
 
Si l'amour est banal? Ah! trouvons autre chose;
 
Que d'amoureux fervents qui n'ont jamais aimé,
 
Le coeur sincère et pur ne doit pas s'exprimer;
 
Pour nous qui savons mieux ce que l'amour inspire,
 
C'est quand nous aimons bien que nous n'osons le dire.

C'est pas écrasant peut-être mais il a raison quand il déclare qu'il sait ce qu'il veut dire. Je vous enverrai ce recueil Le Souffleur de Bulles. Et maintenant que votre curiosité est éveillé, je vous dirai son nom: Marcel - devinez un peu! Non, c'est pas ça! - Angenot. Il demeure.... rue - oui, cette fois vous avez deviné! - des Champs-Elysées; oui, à vingt pas de chez vous, madame, si vous marchez bien. Comment avez-vous fait pour ne pas le connaître? Il semble le plus doux et le plus sage des êtres! Sa tête est grisonnante et son sourire est doux; ses poignets sont très minces et pointus ses genoux, - vous vous êtes remarquée comment il parle d'amour! Remarquez-vous aussi madame que je rime toujours?

- A ce moment, à ce moment précisément, Ina me monte une lettre, c'est votre écriture, Madame, je l'ouvre avec un coeur bondissant!

Eddy

Origineel: particuliere collectie

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