E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Parijs, 2 mei 1922

Paris, 2 Mai 1922.

Chère Clairette,

S'il est prétentieux d'envoyer à quelqu'un son portrait comment est-il quand on envoie son double-portrait? Je me le demande et pourtant vous trouverez ci-joint un truc photographique qui vous présente moi-même dans le rôle des ‘jumeaux ennemis’. Avouez qu'il y a dans l'expression des deux têtes un vrai talent de cinéma!! Je viens de retrouver cette photo dans une boîte, en cherchant autre chose et j'ai pensé que vous la trouverez peut-être assez drôle. Elle est faite aux Indes comme vous pouvez encore voir aux ‘costumes’.

Puis - comme vous semblez préferer les bonnes têtes d'enfant, ou les têtes de bons enfants, que sais-je? (‘que scais-je?’ comme écrivait M. de Montaigne, que vous devez bien aimer) - j'ai fait photographier le dessin de Max Jacob, que vous trouvez ‘charmant’ et vous enverrai une épreuve, si vous voulez. Mais comme moi je préfère les belles têtes anglaises, selon votre maman, voulez-vous faire photographier le dessin que moi j'ai fait de vous? Sans amour-propre: c'est ce que je préfère de tout ce que j'ai fait de vous, avec kodak ou crayon. Il suffit de laisser votre cahier deux jours chez le photographe - il ne l'abîmera pas - et vous aurez, pour à peu près 4 francs français (donc 7 lires?) une plaque 9 × 12, qui sera à vous et dont vous pourrez faire tirer tant d'épreves que vous voudriez (encore une fois: quelle prétention de ma part!) Voulez-vous me faire ce grand plaisir?

Clairette, je crois que j'ai à réparer - si réparation est possible! - une grave faute, puisque faute d'impolitesse, que j'ai commis dans ma lettre d'hier. J'ai oublié, il me semble, de vous remercier pour les photos que vous m'aviez envoyé! Eh bien, Clairette: merci. Je le dis, tête basse, en regardant mes souliers. Mais c'était pour moi une telle déception de voir ce que j'avais ‘fabriqué’, que je l'ai complètement oublié. Pas une photo de vous qui est telle que je l'aurais voulu! - et pourtant si c'était un autre j'aurai été parfaitement content des deux photos (sans chapeau) qui étaient faites dans votre chambre. Je me demande quand je pourrai recommencer! La petite photo que vous m'avez envoyé de Bruxelles est pour moi toujours la meilleure de toutes- et la plaque de votre tuteur est bien loin! Heureusement que j'entends encore une voix qui dit: ‘Mais celle-là je l'aurai sûrement’; la même voix décidée qui me donnait ces ordres: ‘Maintenant, vous n'avez qu'à retourner à Montmartre - quoique je ne l'aime pas - à continuer d'y étudier et tâcher de faire quelquechose.’ (J'espère que je n'ai pas fait de fautes.) Je suis allé à Montmartre, j'y ai retrouvé mon ami ‘Saoulle’, comme vous dites, et Leprin et quelque autres. Leprin était malade, faisait des grimaces et déclarait qu'il ne buvait plus et qu'il n'avait plus bu....... depuis deux jours! J'ai mis fin à ses bons intentions et lui ai fait avaler deux bocks. Alors il a commencé à raconter et il a menti comme une chose imprimé. Jeffay s'en est allé, disant qu'il deviendra idiot s'il devait écouter toutes ces blagues. J'ai tâché de faire le portrait promis de Leprin: sans succès. A côté de moi un Espagnol dont je n'ai jamais su le nom essayait de faire la même chose: avec un résultat encore plus triste. Leprin, ce soir, bravait nos efforts. Vers 6 heures nous avons parlé de l'Art comme des fous accomplis. Quand je m'en allais à mon tour j'enviais Jeffay qui s'était sauvé dès le commencement des ‘débats’.

Que faites-vous Clairette? Pourquoi me racontez-vous si peu de chose, surtout sur vous-même? Quinto est à vous; eh bien, est-ce de nouveau l'idée Wilde? Ayez confiance en vous, Clairette, regardez sérieusement votre avenir d'artiste; puisque vous ne serez jamais la petite humble femme qui se contente avec son ménage et son foyer! - à Quinto vous aurez le calme nécessaire pour le travail et l'inspiration que peut donner une belle nature. Profitez-en! et commencez par travailler à votre ‘programme’; c'est l'essentiel. Elle sera modifiée, il n'y a pas le moindre doute - mais c'est le premier pas vers votre but et vous savez aussi bien que moi que c'est le premier pas qui compte. Ecrivez-moi sur vos projets, si vous croyez que je peux vous être utile en quelque chose, - sinon, vous aurez raison de vous épargner la peine d'écrire. Je fais de mon mieux, moi, j'ai commencé à une sérieuse étude, je viens de trouver un livre qui est plus intéressant, qui précise et qui ne considère pas le lecteur comme un petit enfant. Si ce n'est pas un artiste qui écrit, dont on peut donc admirer le style, comme quand on lit Huysmans, je préfère quelqu'un qui me donne exactement le nécessaire à mémorer: les grandes lignes, les idées générales, quelques faits, quelques dates. Je penserai bien la reste. Nous en causerons quand j'en saurai plus, je vous écrirai ‘mes gouts’, mes impressions. - Ah, attendez: il y a encore une chose que j'aimerai avoir en grande reproduction: c'est le San Domenico de Cosimo Tura (des Offices), vous vous rappellez? J'ai trouvé au Louvre un autre saint et j'ai reconnu immédiatement le même auteur. On m'a donné ici l'adresse de Giraudon, rue des Beaux-Arts, pour reproductions; mais je doute si je trouverais ce saint, qui n'est pas tellement connu. Voulez-vous me l'envoyer? Et si vous êtes toujours de l'opinion que les bons comptes font les bons amis!.... ah non, Clairette, vous serez insupportable! Moi, je préfère vous laisser payer!!!

Savez-vous qu'involontairement je vous ai menti hier? J'ai dit que je vous envoyais le dernier numéro du Crapouillot, et bien, ce n'était pas vrai car c'était hier le 1 Mai, et comme vous me l'avez expliqué le journal paraît le 1r et le 16 de chaque mois. Le dernier numéro, c'est donc aujourd'hui que je vous l'envoie, et en même temps les numéros de 16 Mars et 1 Avril, qu'on ma trouvés. Ce qui me fait plaisir c'est qu'un de ces numéros parle du film Le cabinet du docteur Caligari dont je vous ai laissé la texte illustrée, vraîment pas parce que je croyais que vous vous amuseriez à lire la sotte histoire, mais pour les photos qui étaient non sans art et très intéressantes. J'ai pris ce bouquin en allant à Florence, à Modane je crois; vous l'avez regardé? Et M. Maurel, est-il intéressant?

Je vous enverrai bientot (si vous ne le connaissez pas encore) La Négresse du Sacré-Coeur par André Salmon. J'ai lu deux chapitres que j'ai aimé beaucoup; je ne crois pas qu'il y a beaucoup d'unité dans l'histoire, mais le style est, quoique prétentieux, assez spirituel; un peu Max Jacob, que vous trouverez dans le bouquin sous le nom de Septime Fébur. Le peintre Sorgue du roman est Picasso et le poète Florimond Daubelle est, si je ne me trompe, Pierre Mac-Orlan. (Ou Jean Cocteau?) J'aime ce tic de quelques auteurs modernes d'être ça et là incomprehensible. Ecrire des choses qu'on ne pourra jamais expliquer, - quel orgueil!

Ma chère Clairette, depuis un quart d'heure j'écris à travers une conversation animée. C'est ce qui me rend le travail impossible, ici! Heureusement que nous allons bientôt déménager (je vous écrirai immédiatement) et que j'aurai alors une chambre isolée. Pardonnez toutes ces fautes que j'aurais pu éviter; j'écris aussi vite que vous! J'espère que j'ai oublié quelquechose: cela sera cause d'une autre lettre. Celle-ci avait pour cause l'oubli des remerçiments.

*Veuillez transmettre mes respects à votre maman, recevez toute mon affection. La phrase finale est toujours la plus difficile pour moi, heureusement que je peux vous plagier de temps en temps.

Eddy

Je vous envoie des enveloppes de chocolats pour vous taquiner. Regardez-les bien en vous répétant que c'est chose défendue!!

Origineel: particuliere collectie

*Ici une tâche d'encre effacé avec ce que nous appelons: ‘de la colle juive’.
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