E. du Perron
aan
Pedro Creixams

Brussel, 25 december 1923

Noël 1923.

Cher vieux,

Comment va? Tu ne me réponds pas, - je me résigne en me disant que j'ai fait probablement quelque chose qui ne t'a pas plu. Mais aujourd'hui - je ne sais pas si tu es chrétien, catholique, Espagnol à ce point-là - je prends la plume tout de même pour te souhaiter, ainsi qu'à Madeleine, un ‘bon et heureux Noël’. Si tu es athée, zut; tu auras vu en tout cas que j'ai pensé à vous deux. La chambre est chaude et gentille maintenant? Moi je m'ennuie. Je ne vis pas, je me laisse vivre. Je voudrais m'en aller, mais suis trop paresseux, et 1001 choses me retiennent pour le moment. Je lis comme un forcené et ne travaille guère; c'est comme si je détestais suivre mes propres pensées, comme s'il ne fallait à tout prix celles d'autrui! Enfin: reconnaître cela est quelque chose. Je m'embête, mais ne me sens pas perdu; tu as peut-être raison en me traîtant parfois de ‘petit bourgeois’, toi pour qui la vie d'imagination n'existe pas, toi, enflammé, enthousiasmé par les gestes très réels de n'importe quel imbécile; je me sens plutôt banalisé que banal. Dis-moi un peu ce que tu fais à présent? As-tu encore rebaptisé quelques ‘amis’ en ‘cons’? Suis-je du nombre? Déjà? ou sur le point d'en être? As-tu des nouvelles de Pia? Si tu sais son adresse, donne-la moi. Je resterai ici probablement jusqu'à fin février, c'est véritablement la limite (et encore parce que j'aurai la compagnie d'une jolie cousine) - après cela il me faudra de nouveau le large. J'irai en Italie, en Suisse, Dieu sait, et peu importe. Au fond je me demande pourquoi je t'écris tout cela: comme si j'étais une petite femme du monde qui ne sait que raconter ses projets de voyage! Si encore j'avais fait quelque chose, n'est-ce pas, mon vieux Pedro? si encore j'avais vécu! Ah! nom de Doumme (comme on jure ici) j'ai tué en esprit mille spadassins, j'ai possédé mille-et-une beautés, - en rêve; j'ai eu toutes les aventures du monde - entre les pages d'un bouquin. Mais ce qu'il te faut ce sont des expériences vécues, réelles, menties peut être, mais quasi-palpables! Alors, tu vois, je n'ai qu'à me taire. Je suis du reste à peu près au bout de mon papier. J'espère que tout va bien pour toi, la vie artiste et la vie matérielle, que tes pinceaux travaillent et que tes boyaux font de même. Ne négliges-pas ton journal! Au revoir, encore une fois tous mes voeux pour une bonne fête - que tu sois croyant ou non - embrasse Madeleine pour moi et reçois toi-même une bonne poignée de main de ton

Eddy

As tu reçu les photo's?

Origineel: particuliere collectie

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