E. du Perron
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Evelyn Blackett

Gistoux, [oktober 1929]

Gistoux, vendredi.

Chère Eveline,

Je continue mon bavardage à propos de photos. Voici les dernières - ou faut-il continuer? J'ai peur que vous n'aurez pas assez de place pour les héberger. j'ai toujours choisi celles qui avaient un maximum de ‘décor’, croyant agir ainsi dans votre esprit. Donc:

21. Prise à San Miniato, près Florence, en '24, je crois. J'étais redevenu propre, ce qui se trouve symbolisé par le chapeau de paille, vous voyez?

22. A l'Albergo il Dado (l'Auberge du Dé), à Pise. Trouvez‘moi, lisant dans ma fenêtre. Cet hotel-là était charmant; vieux, sâle aussi, mais avec quel air de grandeur!

23. Sur la tour penchée de Pise. C'est drôle de penser que ce jeune monsieur svelte, ou presque, c'était moi. J'ai l'air mélancolique, du reste; j'étais à l'épilogue de mes amours avec ‘la Muse et la Madone’.

24. Ceci est fait à Gandria, Lac de Lugano. En ce moment on me croyait phtysique; je faisais une cure: bains de soleil, de Heublumen, etc. Quand on fait des cures ainsi, on est gentîment ‘mondain’.

25. A Nice, au quai des Etats-Unis; (c'est la suite de la Promenade des Anglais!) C'était ma période ‘Barnabooth’ - il faut absolument que vous lisiez ce livre-là!

26. Même époque (1925, je crois). Cette photo-ci est prise à Cannes, un jour où il n'y a personne dans la rue.

27. A Bastia (Corse), au vieux port.

28. A Bastia, près de la gare. Idem, 29.

30. Hiatus. En grossissant, je prenais moins de photos. Vanité, vanité! Celle-ci est de l'année passée, prise ici à Gistoux, et représente Roland Holst et moi, nous battant, lui pour la poésie anglaise et Rossetti, moi pour Baudelaire et la poésie française.

31. Photo d'un peu plus tard, prise à Paris, près de ‘la Closerie des Lilas’ (le café de Moréas), moi dans le par-dessus de Roland Holst. Sous la statue du maréchal Ney, il prétendait que je n'étais pas sans ressembler à Napoléon. (Napoleon à Ste Hélène, sans doute.)

32. Photo prise à Dinant, encore un peu plus tard. C'est extraordinaire ce que ce par-dessus me rend grand et relativement mince. C'est moi. mais avec le prestige de Roland Holst répandu sur toute ma personne. Le bonhomme à côté de moi est un ami français.

33. Photo de mon dernier voyage, au début de cette année, à Florence. L'Italie était sous la neige; à Florence il n’ ‘avait pas neigé depuis dix ans. Le triangle où vs me voyez est une partie de pont. Je pense - ou mettons: j'espère - que le jour où je me jetterai définitivement à l'eau, j'aurai cette expression-là; qui en est une (vous êtes priée de le remarquer) de dégoût moqueur. - Vous me direz que, le jour où l'on se jette à l'eau, on n'a plus de comédie à jouer, ni d'attitude à prendre. Pas pour les autres, mais - fût-ce dans une nuit très noire - on le fait pour soi-même. Que pensez-vous du suicide, Eveline? Vous m'avez dit un jour que le suicide est un ‘luxe’. Etiez-vous sérieuse en disant cela? Je crois que le suicide est simplement une bêtise; mais qu'un homme qui se suicide en se prenant au tragique, ou qui croit meme que son acte a quelque signification ou quelque importance, est terriblement grotesque.

* * *

Dimanche.

Bon - quittons ce bavardage. Nous verrons bien quelle tête nous aurons, quand vraiment nous arriverons au suicide. Dans mes écrits, cela revient pourtant comme un leitmotiv; c'est que j'ai connu quelqu'un de très près qui s'est suicidé avec une telle simplicité que cela m'a laissé une impression très grande. Je peux aussi bien vous dire qui c'était: mon père; - cela s'est passé il y a trois ans. - Je puis continuer et vous dire en même temps mes ‘circonstances’; cela aussi, c'est très simple: je suis le fils unique d'une mère assez riche mais personnellement je ne possède pas grand'chose. - Vous pensez que je suis marié? Supposé que je le sois, sauriez-vous me dire quel genre de femme is likely to be my wife? - Répondez, votre jugement m'intéresse; faites un petit effort. Moi, je me sens presque capable de vous décrire vos sept fiancés. (Je le ferai un autre jour; commencez par m'envoyer une petite description de ma femme.)

Maintenant, je répondrai à d'autres questions. 1o. Peu m'importe comment vous voulez m'appeler, du moment que le nom vous plaise; je ne demanderai donc certes pas un nouvel effort, - 2o Comme je comprends votre préférence pour Durham. J'aurais donné quelque chose pour entendre le petit monologue que D. vous a inspiré en réponse au monologue de l'esthète. (I am proud of you because you didn't weep, after all!) - 3o. Non, pour 3o. nous prendrons un nouvel alinéa.

3o. Vous aimeriez vraiment que je vienne tout de suite à Oxford? Cette question est inutile, car vous m'avez écrit avec une spontanéité magnifique, pour laquelle je vous serre fortement la main. Je suis sûr que nous deviendrons d'excellents amis; je commencerai en tout cas avec tout ce que je peux apporter de sympathie; et pourtant, je vous assure que j'hésite. J'ai bien peur que - malgré toutes ces photos - je ne vous cause une assez grande désillusion. Et alors, par gentillesse, par politesse - vous serez obligée (ou vous croirez telle) de faire bonne mine à mauvais jeu, de me ‘piloter’, de vous occuper de moi, etc. - Attendez vous à ceci: si je viens, j'aimerais voir le moins de gens possible; de préférence rien que vous. Quand vous ne serez pas là, je m'occuperai tout seul de la ville, des environs, vous ne devrez pas worry about that. Si je viens, promettez-moi d'avance que que vous me considererez comme un étranger en voyage, à qui vous auriez déjà rendu le service de lui retenir une chambre; j'ai l'habitude du voyage, je me débrouillerai très bien avec l'anglais, et je me sentirai terriblement mal à mon aise, si j'avais l'impression que je vous dérangeais. - Si vous me promettez tout ceci, je tâcherai de venir, peut-être vers le milieu du mois prochain (?). Dites-moi pour cela:

1o. Si vous avez jamais fait le trajet Dover-Calais, et si vous me le conseillez, plutôt que celui d'Ostende.
2o. Sur combien il faut compter pour faire ce voyage, aller et retour.
3o. Ce que coûtera à peu prés une chambre - toute simple - avec ou sans pension (je vous en fais juge), par jour? A Oxford et à Londres?
4o. Comment on fait le voyage Dover-Oxford- ou Dover‘Londres? surtout: en combien de temps on peut être là.

Je pense que je partirai d'ici au début de novembre; mais il me faudra absolument me rendre à Paris pour y rencentrer quelque amis (Malraux et un autre), que j'ai longtemps négligés. Ensuite, si mes moyens me le permettent, j'irai à Calais pour y prendre ce bateau. - Et alors - Dieu me pardonne, comme dit Slauerhoff - vous verrez le petit gros monsieur de prés; puisse-t-il ne pas trop vous incommoder!

Autre chose: je n'aurai que des vêtements très simples. Je sais que les anglais considèrent beaucoup ces choses-là... Bien entendu, je ne viendrai pas déguisé en chiffonnier; mais je ne pense pas que je possède un seul smoking. Est-ce absolument nécessaire de suppléer à ce ‘besoin’ -? Encore une fois, à vous de juger. (- Avec Slauerhoff cette question ne se serait posée; à côté de lui j'ai l'air d'un dandy.) - Et ne verrons-nous pas du tout Durham? Voilà ce qui serait ‘a pity’. Est-ce loin d'Oxford? Ne devrez-vous pas y aller?

Je suis arrivé à la fin de votre lettre et j'y trouve le mot garret. N'ayant pas un dictionnaire anglais ici, je me demande ce que ça peut bien être. Une mansarde? un taudis? Cela me plaîrait beaucoup. ‘Garret’ est bien plus joli que ‘room’; si vous me reteniez un ‘garret’? Tout ce que je demande, c'est que se soit chauffé. - Mais de plus en plus je m'en remets à vous - si jamais vous veniez me retrouver à Syracuse, etc. je prendrai ma revanche. En Angleterre je me ferai faire comme le petit garçon que vous me croyez (celui qui dit: Fa niente! Domani megliore!’) Je ne sais pas si j'irai jusqu'à me laisser ‘hug’ sans riposter, mais il reste à voir aussi si vos élans ne se trouveront pas un peu paralysés devant la réalité, et n'en déplaise à vos sept fiançailles ... - Dieux, Eveline, dear, quand j'y pense! à quel âge avez-vous commençé? En prenant un fiancé par an, j'arrive à 15 ans; c'est à peu prés possible: mais ce n'est plus British, - (sans oublier votre sang celte) - c'est napolitain, persan, arabe!

- ‘A trente ans’ ... vous ne savez pas ce que c'est que d'avoir trente ans.

A trente ans on a peur des quarante. Il paraît que le trajet entre 30 et 40 est cinq fois plus vitement parcouru quw celui entre 20 et 30 - Et quant à celui entre 40 et 50, on ne doit même pas y penser. A la fin de tout cela il y a la Mort; pour certaines gens L'Amour rejoint la Mort et y ressemble. Ce sont des heureux ! - En général l'Amour est enterré - et comment! - avant qu'on n'ait le courage d'envisager la Mort, même en pensée.

Je vous envoie en même temps que ceci une ‘rijmprent’ (image‘avec-rimes) comme on en met, en Hollande, dans les corridors. Le sonnet est de moi, je vous le traduis ici - vous comparerez si vous voulez:

SONNET DE VERTU BOURGEOISE
 
Les tramways trébuchent dans les rues longues;
 
Toute la vie [le bruit] dehors et les fenêtres fermées;
 
Un peu de thé pour nous, et un soir à bavarder;
 
La lampe caresse paisiblement notre visage distingué.
 
 
Cambrioleurs, étrangleurs, brigands et pirates,
 
Et le premier Déluge et le dernier Jugement ‘
 
Chaque inquiétude a quitté notre coeur vertueux.
 
Oh, thé! oh, amitié! oh, calmante clarté!
 
 
Tout à l'heure l'obscurité caressante; demains ns marcherons;
 
Refleuris; en train de vendre ou d'acheter:
 
Un drame est un drame, soit grand ou petit ...
 
 
Assez de fatigue pour bien dormir la nuit;
 
Toutes les nuances entre le rire et le bâillement; [entre rire et bâiller]
 
Et à la fin, la Charitable Mort.

* * *

Ce que je vous envoie là, c'est la squelette du sonnet, mais comment remédier à cela? - Regardez plutôt l'image; le monsieur à gauche me ressemble, je crois.

Envoyez-moi les snaps promises. Je ne connais tojours que votre regard - et il se détourne vers quelque apparition céleste. Je n'ai aucune idée de votre taille; seriez-vous six feet two? L'énergie avec laquelle vous paraissez encline de me traîter de petit garçon me laisse rêveur ...

Mais les amitiés ne se mesurent pas d'après la grandeur du corps humain. Que vous soyez une naine ou une géante, laissez‘moi croire que nous sommes en train de devenir des véritables amis, c.à.d. des grands. Je vous serre affectueusement la main (ça fait deux fois au courant de cette lettre).

Votre

E.

N'oubliez pas de me dire si vous avez lu Barnabooth, et Jean Barois.

[Tourner]

Je transcris ici par coeur un poème qui se trouve dans Barnabooth justement, et qui est de lui à une femme plutôt-du‘monde. C'est le seul poème que j'aie jamais traduit; mais aussi il me semble que - mot pour mot - je pourrai l'avoir écrit et qu'il m'a été volé.

 
Je t'apporte tout mon âme;
 
Ma nullité, nonchalamment,
 
Mon maigre orgueil, ma pauvre flamme,
 
Mon petit désenchantement.
 
 
Je sais que tu n'en es pas digne,
 
Mais suis-je digne d'être aimé?
 
Je sais que tu te crois maligne;
 
Tu sais que je me crois blasé.
 
 
J'ai mesuré l'enthousiasme;
 
Tu as tout senti, tout goûté:
 
Tu ne crois pas à mon marasme;
 
Je ne crois pas à ta gaîté.
 
 
Dans nos amours, point de mystère;
 
Soyons sérieux ou légers
 
Sans oublier que sur la terre
 
Il n'y a que des étrangers.
 
 
Nous pensons que la vie est bonne;
 
Mais dis-toi bien, coeur triomphant,
 
Que nous n'intéressons personne,
 
Pas même nous, ma chère enfant ...

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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