E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Parijs, 5 februari 1923

Ma chère Clairetty tellement SAGE!

Je suis assis devant une assiette remplie de spaghetti fumant; je suis tout seul; Jacques m'a quitté dès notre arrivée, il a manqué à un rendez-vous qu'il m'a donné entre 8 et 9h et je lui pardonne de tout coeur car le brave garçon est aussi malheureux que moi et goûte en ce moment ces quelques minutes de bonheur qu'on paye tellement cher.

J'ai essayé de voir Ferdy: il était sorti et partira demain matin à 8h 10 pour la Haye; je ne le verrai donc pas. Puis je suis allé à Montmartre, à un hôtel où Jacques aurait pris une chambre. J'y trouve un mot: ‘A Printania-hôtel entre 8 et 9 heures.’: et quelle coïncidence, le Printania-hôtel est l'hôtel où j'ai passé ma première nuit à Montmartre! J'y vais, Jacques avait déjà retenu une chambre. C'était exactement la même chambre où j'ai dormi cette nuit-là, ayant froid, ayant plus peur que je n'aurais voulu m'avouer, ayant tout Montmartre devant et vous déjà en moi.

Je venais de Nice où j'avais reçu deux lettres de vous, pas plus, et vous aimiez un autre en ce temps, comme vous le faites maintenant.

Vous étiez déjà beaucoup, beaucoup pour moi et pourtant..... combien moins que vous ne l'êtes maintenant.

Pourquoi avez-vous été si voulument cruelle ce matin? Je vous en veux de m'avoir tellement empoisonné mes derniers moments près de vous. Vous pensiez à votre robe, et puis cette comparaison exaspérante.... puisque je suis un enfant gâté je vous aime comme un jouet et je suis furieux parce que.... vous ne pirouettez pas comme tout le monde. Pourquoi avez vous dit de telles énormités, sachant que ce n'était pas vrai et que, pourtant, cela me ferait de la peine?

Je puis être un enfant gâté, égoiste, un bas jaloux, continuez, continuez - mais ce que vous êtes pour moi vous le savez, j'espère, et c'est une chose tout en dehors de mes nobles qualités!

Et puis... ne comprenez-vous vraiment pas ce que cela peut me faire que vous soyez la femme d'un autre? Mais votre futur mari serait-il donc pour vous vraiment une telle quantité négligeable, et le fait d'être à lui, est-ce pour vous si peu de chose? Vous n'avez pourtant ni l'innocence d'une fillette de 8 ans ni le platonisme d'une suffragette!

- Je sens comme vous me trouvez ridicule, au fond, comment, toute en cachette, vous me méprisez pour mon peu de calme, pour ce bouleversement complet qui me secoue. Il y a des moments où je voudrais être le coco ‘profiteur’, quasi-ferme, énergique, qui vous aurait oublié pour une autre le jour même de vos fiançailles. Vous auriez peut-être plus d'estime pour moi, si j'avais été ce coco-là! Pour le moment vous dites: ‘C'est triste pour ce pauvre Eddy, mais je n'y puis rien, j'aime mon petit Paul, et j'espère que ce voyage lui ferait du bien à ce pauvre Eddy; car puisque je suis arrivé à oublier un homme que j'ai aimé tellement pendant la guerre, il m'oubliera aussi; en ce moment il croit que c'est insurmontable, mais je sais ce que c'est, ça passera bien.’

Ensuite vous méditez pendant deux secondes le mot profond de Wilde et vous êtes rassurée.

Je vous prouverai, Clairetty, chérie, que vous vous trompez.

Et pourtant, si vous le saviez, comme je voudrais votre bonheur. Douteriez-vous de cela? Vous auriez tort, autant qu'en faisant vos jolies comparaisons: les seules choses qui m'ont fait douter à votre ‘esprit’ et à votre ‘intelligence’ - 14 et 18, si je ne me trompe!

Un commerçant, Clairette, peut aimer en artiste (comme un artiste en commerçant!); ce n'est pas nécessaire qu'un enfant gâté aime en enfant gâté. Vous auriez fait de moi tout ce que vous voudriez. Mais vous préférez dire des mots d'orgueil - comme moi du temps de ma jeunesse! -: J'aime certains côtés superficiels; et jamais personne ne me changera!!!

Jamais, Madame? je vous en félicite; j'espère que vous deviendrez 80 ans.

- J'avoue que je suis en rage en ce moment: être aimée telle que vous l'êtes, être tant pour moi, tant, que votre petit monsieur très CALME ne s'en rendra jamais compte, même s'il devenait 80 ans, lui; et alors.... faire des petites comparaisons. - Je regrette de ne pas pouvoir noyer ma peine dans un travail bien assidu, il ne faut pas m'en vouloir, Clairette. Ni mépriser.

Et après cela vous voulez que je vous écrive? Si vous croyez que je ne me rends pas compte de ma ridiculité? J'ai le sens de ce qui est ridicule, même quand il s'agit de moi. Toute ma situation auprès de vous est ridicule - surtout pour qui voit d'un oeil CALME.

Mais vous êtes malgré tout épatante, quoique vous avez été très naïve ce matin. D'ailleurs, je crois que cette naïveté a été inspiré par moi, qui suis gosse, qui dois donc être insensible à certaines choses, n'est-ce pas? Pourquoi avez-vous été si injuste, après toute cette ‘bonté’ (16 ou 18), Clairetty-mine?

- Et croyez-vous que vous ne seriez pas dégoûtée de moi si je continuais ainsi, ma chère chère amie? Que cet amour que j'ai pour vous et qui est tellement plus fort que moi ne finirait pas par nous éloigner tout à fait l'un de l'autre si je restais en Europe? quoique pour le moment vous croyez ‘vouloir être tourmentée’.

Vous, qui autrefois me disait: ‘Non, je ne me laisse pas ennuyer, je vous assure.’ - Vous avez donc daigné changer, peut-etre, Madame?

Je vous embrasse bien bien fort. Je compte sur vous pour me rendre mes baisers!

Eddy

Nous partons demain je ne sais à quelle heure.

Origineel: particuliere collectie

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