E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Parijs, 18-19 mei 1922

Paris, 18 mai

le soir -

Ma chère Clairette,

Voilà a peu près deux jours que j'ai votre lettre et je ne sais pas combien de fois je l'ai relu. Eh bien, je ne peux toujours pas comprendre, c'était tellement inattendu pour moi, je comprends parfaitement ce que vous me dites, mais je ne peux pas réaliser ma - notre - situation.

Savez-vous que votre maman a été bien injuste en m'appelant vaniteux? J'étais l'homme le moins vaniteux de tout Paris le soir que je vous écrivais cette lettre abracadabrante, et quand hier je décachetais votre réponse j'étais sûr que je trouverais les mots demandés. Je m'avais tout à fait préparé à cela; croyez-vous, Clairette, que je suis type à vouloir vous arracher un ‘oui’ en vous demandant un ‘non’? Non! Je suis sûr qu'en ce cas vous ne m'auriez plus écrit. D'ailleurs je vous ai expliqué un peu pourquoi je voulais ce ‘non’ affirmé. Et au lieu de cela - c'est ceci qu'il me faut me répéter toujours:

Il vous est impossible de me dire que vous m'aimez.

Il vous est aussi impossible de constater que vous ne m'aimez pas.

Et à côté de cela vous m'‘aimez beaucoup.’

Vous êtes la plus adorable petite philosophe du monde.

Mais savez-vous que c'est d'une ironie mordante? Vous avez aimé deux fois, - aimé. Et on dirait.... on dirait.... que la fameuse troisième fois sera la meilleure, la décisive. Comme on peut se tromper! Il semble que ce n'est point nécessaire d'aimer deux ou trois fois; on peut aimer deux fois et demie. Et moi, je suis l'heureux mortel qui a éveillé en vous ce demi amour.

Clairette, pardonnez-moi si je vous semble ironique; au fond, vraiment, je ne le suis pas! Ce n'est pas moi qui le suis, c'est la situation. Ce n'est pas vous non plus, vous êtes trop sincère et trop bonne pour cela; c'est la vie si vous voulez, je vous ai dit que la vie est ironique, c'est la situation faite, malgré nous, par nous deux; nous avons donc collaboré un peu à cette ironie. Mais c'est mordante!

Je pense que je dois vous répondre et je ne le sais pas. Je n'en sais rien, je suis bien triste et pourtant, si vous saviez comme je vous suis reconnaissant pour tout les mots doux, pleins d'amitié, de (employons le mot!) presque-amour que vous m'avez écrit, et surtout pour la fin de votre lettre qui était brave et spontanée; je vous serre bien fermement la main pour cela, ma chère amie, et si vous croyez que je vous connais un peu, vous comprendrez comment je vous remercie.

Alors, vous, croyez-vous aussi que ‘quand on veut se faire aimer des femmes il faut plus de patience’? C'est vrai, peut-être. Seulement, pour le considérer il faut se raccommoder d'abord avec le collectif ‘les femmes’, et j'ai horreur de ça! Ça sent trop ‘l'art du regard en 12 leçons’, - ‘comment se faire aimer’ et ‘le parfait amoureux en 150 lettres’. Vous êtes une femme, sans doute! - mais je n'ai pas encore pensé à vous comme à une ‘des femmes’ et, il faut que votre maman m'excuse, je ne le ferai pas. Vous êtes pour moi Clairette, incomparable pour moi avec tout autre chose (donc aussi avec n'importe quelle autre femme!), vous êtes tout pour moi, je vous l'ai dit, en même temps la plus jolie et intelligente petite fille - ‘a fine wee girl’ comme dirait Jeffay - et ‘ma Muse’, et.... et beaucoup d'autres choses, mais toujours très séparée, très spéciale et très exceptionnelle, comme je me sens moi-même assez exceptionnel comme..... snotneus!

Clairette, ma chère amie, je pourrais continuer ainsi jusqu'à demain et écrire plus de vingt pages pleins d'opinions et de théories et de sentiments, - mais à quoi bon? Cela ne nous fera avancer d'un pas; ni vous ni moi. J'attendrai donc votre lettre qui viendra probablement demain; après cela je pourrai vous écrire mieux peut-être. Pour le moment je ne sais vraiment rien décider. Cette indécision est terrible pour moi, c'est ce que je sais et ce que je sens bien. - Clairette, dites-moi tout franchement ceci: êtes vous bien sûre que ce n'est pas une pitié mal placée, un besoin de m'épargner qui vous a fait écrire ce que vous m'avez écrit? Bien sûre? L'idée m'est insupportable. Ce serait me connaître si peu. J'ai réalisé moi-même que je suis de temps en temps assez faible, - comme le soir après avoir pris congé de vous à Florence par exemple! - et qu'en ces moments-là je suis encore bien loin de cette philosophie tant méprisée par vous: laisser pleuvoir quand il pleut! Mais pourtant je ne suis pas si ‘effeminate’- je ne sais pas le mot en français: ‘ramolli’?? - que je ne pourrai pas supporter une décision ferme contre moi. Maintenant, je ne sais plus que penser.

Ah, vous ne savez pas ce que je ressens, moi; comme je cherche, comme je me sens, après tout mes efforts, incertain, hésitant, stupide! Ma logique me disait que vous alliez me dire ces quelques mots que je vous avais demandé; avec peine, car je savais que vous m'aimez ‘beaucoup’, mais que vous me les diriez tout-de-même, comme vous les avez dit à tant d'autres. Et maintenant - il n'y a que penser, penser.... J'ai pensé à vous toute la nuit, hier, tout le jour, et je continuerai à penser cette nuit sans doute et je ne trouverai rien et je ne peux pas comprendre tout à fait et je ne sais plus ce que je dois faire, pour moi-même et pour vous.

Ecoutez, voulez-vous que je ne vous dis plus rien sur tout ceci? J'aurai ce courage, je vous le promets. Voulez-vous que nous en finissons comme cela? Je le ferai, pour vous et parce que je vous aime; car pour moi il me sera impossible de penser à vous comme autrefois, je l'avoue! - peut-être que je suis vaniteux, maintenant! Mais je ne veux pas continuer à vous faire de la peine, je ne vous veux pas sombre, je garderai pour moi seul ces enviables sentiments de presque-aimé!

Pardon. Je ne peux plus continuer pour le moment. Et c'est mieux peut-être; j'attendrai votre lettre et me ferai guider par elle! Bonsoir. Je vous aime, Clairette. Et comment! c'est vous_qui ne pouvez pas vous rendre compte de cela.

A demain.

Paris, 19 Mai.

Chère Clairette,

Le courrier de midi est arrivé sans apporter rien de Quinto. J'expédierai donc cette lettre et vous écrirez bientôt une autre. Je vous envoie ci-joint les choses annoncées. La reproduction du portrait de Jeffay est mauvaise; comme il était en couleurs la photo a manqué l'impression que donne l'original. Je vous ai envoyé hier le dernier Crapouillot et un numéro de L'Illustration que je croyais fait pour vous. Merci pour les photos de Alinari; l'Angelico est très bien ainsi, le saint est épatant et vous - si je ne craignais pas de commettre un plagiat, je dirai que vous etes un ange! Si vous m'envoyez bientôt une épreuve de la plaque que vous avez fait faire, je vous dessinerai des ailes! Et n'oubliez pas les deux films que je veux faire renforcer, pour être gentille!

Maintenant j'ai toute une page devant moi. Je prends votre lettre et tacherai de vous répondre, point pour point. Avant tout il me faut vous demander pardon pour la peine que je vous ai causé.

Puis je trouve beaucoup ici que je ne peux pas encore répondre et que je ne répondrai peut-être pas, cela dépendra de votre autre lettre. J'ai répondu à la remarque de votre maman. Alors il y a votre conclusion que vous m'aimez ‘beaucoup’; je le sais donc maintenant, mais (quel vaniteux petit sn....) je le savais déjà! Je vous aime redevenue gaie, vous avez un air extrêmément mélancolique quand vous ne l'êtes pas et je peux me figurer que votre maman doit m'en vouloir. Je m'en veux moi-même!

Quand au travail: je ne peux encore rien vous promettre. Qu'importe, après tout? Probablement je continuerai bien à travailler, c'est plus fort que moi, mais ce sera donc pour moi seul et dans les premiers temps à venir, en tout cas pas avant mon retour en Europe, je ne publierai rien. Et ne me parlez pas comme cela de vous même, ma chère Clairette, je ne vous aime pas comme cela et je vous en reparlerai, à temps,- n'en doutez pas! Travaillez comme vous voulez, pour les autres ou pour vous même, mais travaillez toujours de tout votre coeur et surtout: ne comparez pas vous même aux autres. Quand vous voulez réussir sincèrement, commencez par oublier la grande artiste qu'est madame Godard et tout les autres ‘as’ en peinture que vous avez connu. Vous dessinez mieux que Pierre Creixams, qui a quelque nom à Paris et un talent plein de charme - attendez, je vous envoie ci-joint un article de revue sur lui. Je le connais assez bien, je possède même un tableau de lui et un bouquin qu'il a illustré, avec dédicace, nous nous tutoyons et sommes donc (!) des ‘copains’, je ne vous parle donc pas de quelque grand inconnu: eh bien, j'ai souvent vu Creixams à l'oeuvre et je vous assure, moi qui ne vous paye pas de compliments, que vous dessinez 10 fois plus habilement que lui. La seule force de Creixams c'est qu'il ne s'occupe pas des autres. Si vous faites de même vous serez, comme artiste, plus avancé qu'après 100 leçons pour perfectionner le métier; si vous pouvez trouver en vous-même la confiance, Clairette, vous serez sans doute toute autre que lui - forcément et heureusement pour vous.... et pour moi! - mais vous ferez au moins aussi bien.

Je vous en reparlerai longuement mais après que vous m'en aurez parlé. Mais vous ne devrez plus me parler alors de votre talent comme vous venez de le faire. Je vous dis à mon tour et de tout mon coeur: ‘Ça me fait mal.’

J'aimerais vous traduire quelques passages de mon ‘roman’, puisque vous êtes trop loin pour vous les lire. J'aime avoir votre opinion; car - quand jamais je publie - je ne publierai pas une page que quand vous l'aurez aimé, ou quand vous l'aurez trouvé justifié, au moins. Rassemblez d'avance votre courage!

Voilà, c'est tout pour le moment, je crois. J'attends toujours votre lettre. Mes respects à votre maman et à vous, toujours, tout ce que je pourrai donner.

Votre

Eddy

Origineel: particuliere collectie

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