E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Montmartre, 22 maart 1922

Montmartre, 22 mars '22.

Chère Clairette,

Je vous ai écrit, il y a deux jours, que je vous ferai part de chaque changement d'adresse, et ça y est: voilà le premier. Dimanche prochain - le 26 - je déménagerai. Saul Jeffay a voulu me céder un petit cagibi (une des deux chambres qu'il occupe dans l'Hôtel du Tertre, chez Bouscarat, connaissez-vous ce nom?), et comme cela je pourrai quitter cette rue Burq et ma magnifique vue sur un champ de parade de ‘chimney tops’ - je ne sais trouver le mot en français surtout pas apres tout l'anglais que j'ai parlé les derniers jours, mais ce sont des petits bouts de cheminée qui fument toujours sur les toits de maisons, vous comprenez? - enfin, je quitterai donc la rue Burq et mon adresse sera, à partir de dimanche: 1, Rue du Mont Cenis, Montmartre, Paris; mettez, pour toute securité: ‘à l'adresse de Mr. S. Jeffay’. - Je serai beaucoup mieux comme ça, car, quoique ma chambre à moi est toute petite, à peu près le quart de votre cagibi bruxellois, j'aurai à côté de moi l'atelier de Jeffay, qui est complètement un intérieur de bohème, comme le garçon est bohème lui-même. Il est vraiment très gentil pour moi, il m'a introducé à beaucoup de ses ‘copains’, il est très connu ici et connaît aussi parfaitement le quartier latin, votre bien-aimée rive gauche. Comme il travaille la nuit, jusqu'à 4 heures du matin au ‘Daily Mail’, et dort jusqu'à midi, nous ne nous verrons que de midi à 8 heures du soir; de temps en temps il va peindre à la campagne ou dans quelque quartier assez éloigné de Paris - comme Belleville - et je pourrai l'accompagner, car j'aurai travaillé le matin et je reprendrai le travail le soir. Ça me fera connaître aussi un peu le chemin dans le Paris qui n'est pas Montmartre; et comme Jeffay est un garçon intelligent et, au fond, assez travailleur, je suis sûr que j'aurai beaucoup à sa compagnie. Sa vie a été assez aventureuse, c'est vraiment un type courageux et ses airs ‘devil may care’ ne sont que superficiels. Comme il sait boxer - il a été dans l'armée anglaise à Palestine et en Egypte pendant la guerre - nous avons fixé mon punching-ball dans sa chambre et nous allons nous entraîner un peu ensemble. - Je ferai un vrai bohémien, me disait-il, et je serai un brave oncle pour toi (I'll be a good uncle to you); what's your name? - Eddy. Et que faut-il faire pour être un ‘vrai bohémien’? - Il faut commencer par aller à la préfecture de police avec cinq photos et y prendre ta carte d'identité! - Vous voyez que je suis en bonnes mains!

- Et vous, Clairette, comment allez-vous? Vous n'êtes plus insatisfaite, j'espère, avec toutes ces fleurs autour de vous? Il faut vouloir être contente, et vous allez aimer votre entourage, il faut serrer les dents et fermer vos poings et vous dire: Mais tout ça c'est merveilleux, et je ne le trouverai qu'ici et je veux en jouir! - vous verrez que vous finirez par être heureuse. Et donnez un bon coup-de-pied à Monsieur Oscar Wilde avec sa philosophie décourageante, croyez-moi! Tout mes voeux vous accompagnent. Recevez, en pensées, une solide poignée de main de

tout à vous

Eddy

Origineel: particuliere collectie

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