E. du Perron
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Oscar Duboux

Brussel, 27 juni 1923

Brux. 27 Juin.

Mon cher Jacques,

En te quittant j'avais les meilleures intentions de te laisser un peu tranquille; pourtant j'ai été bien content en recevant, il y a quelques minutes, ta lettre. Tu parais triste, d'une douce tristesse; moi je me sens de véritables fureurs de scorpion! C'est que mon père est d'une humeur massacrante, d'une intolérance ridicule qu'il a la bêtise de méprendre pour de la fermeté, et qu'après m'être tu à peu près quinze jours j'ai failli (il y a quelques instants) lui brûler la politesse en lui disant le plus respectueusement possible qu'il m'emmerde. Il promène à travers la maison la physionomie d'un homme qui aurait tué tous ses parents pour les manger après; il est insupportable, en un mot, et d'autant plus puisqu'il sait trop bien que nous sommes en certain degré forcés de le supporter. A table je ne dis plus rien; depuis mon retour, n'ayant rencontré personne, même pas Angenot, je n'ai pas eu une conversation tant soit, peu ‘intellectuelle’; de ces changements d'opinions qui, s'ils n'aboutissent à rien, nous donne en tout cas le contentement d'avoir cherché. Rien; Monsieur ne tolère pas un mot qui soit contraire à ses ‘trouvailles’; pardieu, il faut être bien faible pour ne pas savoir supporter la moindre contradiction; chose dont Monsieur ne se rend nullement compte, puisqu'il a recours au colère, tant de fois qu'il le veut bien, et impunément. Je me suis demandé quel lien existe, logiquement, entre ce Monsieur et moi; et si je fais bien de supporter ses mauvaises humeurs pour ce qu'il me paye; au fond, moi aussi je ne suis qu'un parasite; Amen. Avant-hier j'ai fait une promenade avec lui; il m'a tenu certains discours à propos de mon ‘mariage’ dont j'ai pris note; tu sais que - enfin, zut, l'essentiel est que certaines promesses qu'il m'avait fait, sont dûment revues, à présent; il m'a dit des choses très nouveaux et, ce qui me dégoûte le plus dans cet affaire, c'est qu'il me les a dit sur un ton moralisateur. Enfin, j'attends; et en attendant je m'installe; ma maisonnette est déjà habitable, meublée même, il n'y a que l'humidité (ce qui veut dire: les prières de ma mère) qui me retient encore de m'y installer tout à fait. D'ailleurs: il se peut fort bien qu'un de ces jours-ci je me verrai obligé de livrer bataille à Monsieur le Grand-Irrité et s'il se tient plus ferme qu'il ne l'a été les deux fois précédentes, je ne m'installerai plus du tout. Résumons: Je le déteste du fond de mon coeur, il m'empoisonne l'atmosphère -comme il le fait à tous les autres - et j'ai avalé suffisamment pour éprouver le besoin de rendre.

Dans ce temps critique je me vois abandonné de tous mes ‘sympathiques’ - tu quoque, Brute! - sauf de Bernadette et d'Inès. La dernière a trouvé à Florence une amie qui écrit passablement bien le français, de sorte que j'ai reçu une aimable lettre, des compliments pour toi, et l'ordre de te rappeler l'existence de ‘ta petite Inès’; il faut absolument que tu l'écrives - Via della Scala 45 - sinon la position deviendrait trop dangereuse pour moi seul. - Puis je travaille: depuis deux jours; cela remarche. Je t'enverrai le plus tôt possible tes bouquins, puisque tout t'intéresse sauf le Cabanès que tu as acheté personellement et dont je ferai cadeau à Bernadette peut-être. Ou à M. van Lennep. J'ai déjà d'autres livres pour toi, d'ailleurs: Les Lettres de Gauguin, des études sur Cézanne et Henry de Groux, tu verras. Fais-toi une petite bibliothèque, mon fils, en mon honneur, et en te disant qu'au fond il n'y a qu'un livre qui mérite d'être né: la fameuse autobiographie en travesti du Sieur Eric Grave, (y compris la célèbre mésaventure du nommé Nameno.) Et ensuite je compte être inscrit comme donnateur, et en tant que cela je te défends, MOI, À QUI ON A VOLÉ 17 VOLUMES DES PLUS CHÉRIS,

de jamais prendre des airs prudents ou avares que pourrait t'inspirer l'attitude de Kruger; à cette condition je bénis ta salle de lecture! --

Il parait que j'ai regagné ma bonne humeur; je t'assure qu'en commençant cet épitre, je me sentais fort venimeux. Aussi la grimace congestionnée de mon père suffirait à me faire reprendre l'autre attitude; il est en ce moment dans la cour, et sans le voir j'entends son COURROUX. ‘It is a wise father who knows his own child’ - se douterait-il de l'envie qui s'agite en moi de lui administrer une bonne bastonnade? Ah, s'il le savait, Seigneur! Il se replongerait dans la morale de son siècle et me trouverait bien irrespectueux; je crois, sans blaguer, qu'il aurait ce culot!

Mon vieux Jacques, tu as tort de laisser Winnie. Je ne sais pas pourquoi, c'est plutôt un sentiment - sentiments, guides les plus sûrs de nos pas -; je ne tâche même pas de me l'expliquer et du moment que tu l'aimes pas je te donnerais raison; mais si tu l'aimes, eh bien, mon galant, tu as tort de la sacrifier à quoi que ce soit. Malgré tout je ne puis trop te répéter ce credo:

‘Moi je crois à l'Amour comme je crois en Dieu!’ Tu es libre de changer la comparaison et de lire aux Dieux, à la chair ou à moi-même; du moment que tu n'abandonnes pas l'amour. Remarque que je t'écris ceci, sans être aimé de personne et n'aimant qu'à peine. Je ne sais même pas qui j'aime, ce n'est bien sûr plus Clairette, je crois qu'entre nous deux ‘les derniers tisons sont consumés’; je n'aime ni Annie, ni Eugénie, ni Suzanne, ni Inès, ni... Winnie, ni même ta soeur, quoique je la place bien au-dessus de toute cette rangée, en Sainte Effigie de la Femme Aimable (sens original du mot), mais je trouve en chacune d'elles des qualités qui me font douter à la prétendue perfidie générale des femmes et qui me soutiennent dans ma Croyance Amoureuse! Ma maison est toujours dépourvue de ‘Muse’, mais sois tranquille, je mettrai une annonce. Fais mes compliments sincères à tes parents et crois-moi bien à toi dans mes embêtements Eddy

P.S. Pour la Justice de ma cause il faut que je te fasse savoir que, si mon père me court sur le système, ma mère est épatante: elle vient de m'envoyer des biscuits aux confitures, choses qui - tu t'en souviens! - me touchent toujours beaucoup.

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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