E. du Perron
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Julia Duboux

Nice, 31 december 1924

Nice 31 Dec. '24

Julia-dearest,

Je venais de corriger les épreuves d'Agath, quand votre lettre m'est venue: jugez du contraste! D'ailleurs, vous avez maintenant ma lettre d'hier soir, vous savez que je ‘vous’ attendais. Vous êtes venue, en martyre il est vrai, mais puisque c'était toujours vous. Vous m'avez parlé de Noël, de Nouvel An, des bien-aimants et de quelqu'un peut-être à bien-aimer (?). Un jeune homme - mon jeune homme, disiez vous peut-être sans faire attention - 25 ans, comme moi, ‘remarquable’, davantage que moi si vous voulez, mais please, Julia-dear, please, pas ‘comme moi’, et qui écrit - mieux, si vous voulez, beaucoup mieux, dearie-mine, mais encore une fois, s'il vous plaìt, pas ‘comme moi’. Et même ses 25 ans, seul point de comparaison qui tient debout, il doit les porter autrement que moi. Je me l'imagine: un beau gars, bien découplé, grand, aux cheveux flottants, au regard en même temps tranquille (la tranquillité de l'homme qui se connait) et extasié (l'extase du poète). Et je vous en prie, ne me contredisez pas. C'est ainsi qu'il est, c'est ainsi que je le veux, que je le fais, et son nom - je le baptise Dagobert. Dagobert - voyons; il est Suisse? du canton de Vaud? - alors: Dagobert... Prévallon. Oui, c'est ça; ça peut aller. Dagobert Prévallon, sans laisser rouler les r, 25 ans, beau gars, poète. Il admire Elie Faure - ah, ce qu'il est calé celui-là! - il a été écouter Jacques Rivière. Oh, Julia! Il était là - dans la même salle, tout près de vous peut-être au moment où Jacques Rivière, de toute la bonté de son âme sérieusement philanthropique épuisait, pour ses admirateurs à l'étranger, les richesses de son savoir de lettré et de directeur de revue. Tous deux vous étiez là; vous auriez pu vous connaître déjà, vous regarder, vous parler, vous aimer. Vous vous auriez aimé davantage, à l'heure qu'il est. Des amours comme ça, fire in stubble, disent les anglais. D'ailleurs, ce n'est peut-être qu'ajournement d'exécution, comme disent les hollandais. Commissaire, laissez faire. Attendons: et déjà je me trouve le sourire bête de la fille de quartier à qui l'on vient de donner ses huit jours. Je sais, Ma Dame, quelle attraction ont les femmes divorcées - ou presque - pour les jeunes beaux gars poètes de 25 ans. Je ne me fais plus aucune illusion et je m'avoue jaloux, jaune d'envie, éperdument jaloux de M. Dagobert Prévallon. Vous le reverrez, il vous re-lira des vers, vous n'êtes pas comme vous le pétendez ‘irrémédiablement gâtée pour les amours sérieuses et pathétiques’, et si vous l'étiez - un peu seulement - quel plaisir, quel honneur, quelle satisfaction, Ma Dame, pour Dagobert Prévallon s'il savait remuer les cendres....? enfin je ne sais plus pour le moment, mais il y a du Phénix et de l'Elie Faure là-dedans. Et alors, fatalement (je n'accepterais pas un autre mot) une lettre m'arrivera: ‘Mon triste sire, je vous ai dit que Pensierosa est fidèle, mais vous ne méritez pas la fidèlité’. Ce soir-là - car ce sera un soir - Pensierosa sera heureuse et triste; Dagobert sera heureux et triste, Duco Perkens se dira: Je ressemble toujours trop à ‘cet imbécile de Barnabousse’.

Mais ne parlons pas de ces temps peut-être encore lointains. Avant tout, pratiquement parlant, il y aura un divorce, et un examen. Vous ne me parlez pas de Claude; pourquoi? Ne l'auriez-vous pas revu? - Un divorce en mai, un examen en octobre. C'est l'an qui commence demain. Un examen en octobre - un mariage en novembre, si vous voulez. Que ce soit l'un ou l'autre, mariage quand même: pour rire avec moi, pour pleurer? - au diable l'antithèse, n'est-ce pas - disons: pour être sérieux avec l'autre. Dagobert Prévallon, Dagobert Prévallon, vous êtes un jeune poète, mais votre ombre tombe sur moi tel un grand ancien vautour trop carnassier. Allons, ne soyez pas méchant, Dagobert et ôtez-vous de là. Mariage quand même, disais-je; nous parlions mariage. C'est un fort vilain mot, pour Ma Dame aussi bien que pour moi. Mais à force de ne pas être sérieux justement (Dagobert!), on comptait conjurer le mauvais sort qui s'en dégage. J'aime Ma Dame (hu! Dagobert!) et traiterai de vil et de parjure un chacun qui soutiendrait le contraire. Vous me connaissez, Dagobert (comme disait Tartarin); si vous ne vous en allez pas je vais rouler de gros yeux. J'étais en train de parler mariage. N'est-ce pas Ma Dame, on comptait conjurer le mauvais sort? On se serait marié comme les aristos français marchaient vers la guillotine:

 
pied leste
 
en chantant sa chanson!

et moi toujours en casquette comme je l'ai annoncé. Les cravates blanches et le reste sont pour Dagobert, ou pour un autre:

 
Salut, jeune héros qui n'avait pas trente ans,
 
Qui marchait au mariage en boutonnant ses gants, allez-y ainsi!
 
Nous ferons autrement!

(Entr'Acte)

Riez-vous Julia, ou votre regard est-il triste? Je ne blasphème pas; je vous aime. Je vous aime, je vous aime et je vous aime. À ma manière, à ma façon

Ne parlez pas de moribond.

Vous voyez, c'est plus fort que moi, la rime revient que je le veuille ou non. C'est décidément la faute à Dagobert.

J'ai 25 ans, comme lui. Avant-hier je voulais entrer, au Casino de la Jetée, dans la salle du baccara. Et, exactement, comme en février '22, un bonhomme très correct s'est avancé: - Pardon, monsieur, mais quelle est votre age? - Moi, mettant mes lunettes: - Vingt-cing ans. - Lui, avec son sourire le plus incrédule: - Vraîment? - Moi, avec un autre sourire: - Cela vous étonne? - Lui, s'effaçant d'un coup, sans me demander aucun papier d'identité (que d'ailleurs je n'avais pas sur moi): - Vous en paraissez beaucoup moins; tous mes compliments.... - Je suis entré, et j'ai perdu deux francs.

Vous trouverez ci-joint une photo: moi devant le jardin Albert Iier (portrait de palmier). En voyant cela j'ai compris le bonhomme, et Mme de S. qui prétend que je parais 18. Autre-fois cela me choquait, aujourd'hui cela n'est pas loin de me flatter. Pourquoi? ce serait si long à expliquer!

Que fais-je ici? croyez-vous vraiment que j'attende cette aventure qui terminerait mon ennui? Je serais simplement très heureux si vous étiez là. Je dinerais avec vous, au lieu d'avec Mme de Szmrec-etc. qui, tout à l'heure, m'a un peu boudé. J'avoue que je trouverais assez amusant si elle finissait par me détester après m'avoir invité de manger à sa table. Je crois qu'à présent elle n'attend qu'un autre compagnon pour n'avoir plus besoin de moi. Sa sympathie - simple état necessiteux évidemment. Aujourd'hui je l'ai laissée se promener seule, tandis qu'hier - sur la Promenade - nous nous sommes faits portraiturer ensemble. Julia, parions que si vous étiez ici l'humeur de Mme de S. se gâterait davantage? Je vous prouverais que j'attache assez d'importance à certaines choses - vous, vous n'êtes pas Mme de S. qui depuis hier me traite d'indifférent, de phlegmatique, de - elle n'ose pas dire ce qu'elle pense. Ecrivez-moi bientôt, et mieux, Ma Dame chérie, et embrassez-moi encore. J'y réponds, aussi spontanément que possible. Szeretlek (ce qui veut dire en hongrois parait-il: Je t'aime).

Votre E.

P.S. - Mme de S. ayant décidé que je devais avoir du goût pour les hommes, j'ai dit non. - Alors vous avez simplement peu de tempérament, un tempérament phlegmatique? - Oui, je pense. - Ditez-moi: quel tempérament avez-vous? - D'un voyeur. - Qu'est-ce que c'est que cela? - (J'ai dû expliquer.)

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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